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Cancer

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Envoyé par Cancer le Vendredi 23 Septembre 2011 à 01:10


Bonjour à tous !

J'ai vu que cette partie du forum était dédiée en premier lieu à la storyline de Magic... mais j'ai vu aussi que certains membres (pour ne pas citer le plus important, BenP) y ont également posté des récits fantastiques de leur composition.

Loin de moi l'idée de t'égaler ou de te faire de la concurrence, BenP . J'ai lu une bonne partie des Chroniques de Daler, et j'ai été impressionné par le suspense que tu arrives à mettre en oeuvre d'une partie sur l'autre, ainsi que par le réalisme des scènes, notamment des scènes de combat.

J'en arrive à ce pour quoi j'ai créé ce topic. Il y a peu, j'ai moi-même essayé d'écrire quelque chose, à savoir le début d'un roman oscillant entre fantasy et SF. Pour le moment, le projet en est resté à l'état de quelques chapîtres - rien de vraiment consistant, bien que j'aie un plan plus vaste en tête. Or je ne suis pas sûr du tout que ce que j'ai écrit ait une éventuelle valeur, ni de si des gens pourraient trouver plaisir à le lire... Voilà pourquoi j'ai décidé de le soumettre au jugement de MCiens avertis ^^.

Le prologue ci-dessous ne se suffit pas à lui-même ; l'intrigue est loin d'être clairement définie, et beaucoup d'éléments peuvent paraître surprenants, voire déplacés. Mais j'aimerais bien que vous me donniez tout de même votre avis sur ce qui en ressort et sur ce qui, selon vous, pourrait être amélioré.


Je vous remercie d'avance.

___________________

"Trois pommes ont changé la face du monde. Celle d'Adam et Eve, celle de Newton, et celle de Steve Jobs."

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Envoyé par Cancer le Vendredi 23 Septembre 2011 à 20:13


Prologue


Amraz s'éveilla.
   Les paupières closes, il lutta un moment pour rester immergé dans cet état de veille intermédiaire, où les structures solides de la réalité se noient dans le brouillard inconsistant des songes. Puis sa perception s'aiguisa, ses sens s'affûtèrent ; les portes de son esprit s'ouvrirent toutes grandes, et un flot de sensations se déversa sur ses rivages baignés de torpeur, inondant les recoins les plus sableux de sa conscience ensommeillée...

Il ouvrit les yeux.

   Le ciel au-dessus de lui était gris, d'un gris pâle tirant sur le violet. Une large faille béante, telle une cicatrice gangrénée, le déchirait sur toute sa largeur : aussi loin que portait le regard d'Amraz, elle était là, cette traînée noire, comme une plaie ouverte sur la nuit cosmique. Une kyrielle d'étoiles minuscules y scintillaient.
   Il était allongé sur la pierre froide, le visage tourné vers ce paysage étrangement irréel. Peu à peu, à mesure qu'il reprenait conscience, il sentait la fatigue le quitter, ses muscles se crisper à nouveau, son coeur battre avec plus de force...
Son coeur ?
   Amraz faillit avoir une attaque en réalisant qu'il n'était pas le seul à respirer dans les environs. A quelques mètres de lui, il pouvait sentir une autre présence, sourde, diffuse, et entendre le battement d'un coeur massif, presque synchronisé avec le sien. Sans réfléchir, il tendit la main vers la source du bruit, et heurta du bout des doigts la surface pierreuse sur laquelle il était étendu. Si quelqu'un d'autre gisait non loin de lui, il devait se trouver en-dessous... Amraz cligna plusieurs fois des yeux pour se sortir de la demi-léthargie dans laquelle il était encore plongé, et, immobile, écouta. Impossible de s'y méprendre : il y avait bien quelqu'un qui respirait de concert avec lui, quelqu'un qu'il ne pouvait voir. Avec une grimace, il se retourna sur le ventre, et scruta les aspérités de la pierre : la moindre fissure, le moindre gravillon réfractaire...

Il n'y avait personne.

  Il était seul, sur cet autel de granite sombre érigé à il ne savait quelle divinité, seul au milieu de cette aube aux allures de crépuscule de fin du monde, seul au-dessous de ce qui était probablement la plus monstrueuse faille spatiale de tous les mondes connus... et un autre coeur battait à l'unisson du sien.


   Amraz prit une grande inspiration, ferma à nouveau les yeux, et se força à réfléchir. En-dehors de cette inquiétante pulsation qui émanait... d'ailleurs, trois questions fondamentales restaient à élucider. A savoir : où était-il ? Pourquoi s'y trouvait-il ? Et surtout, par tous les dieux et les déesses du Multivers... pourquoi y était-il seul ?

"Qui te dit que tu es seul ?"

  Amraz eut un sursaut. L'espace d'un instant, il avait eu l'impression que ce n'était pas lui qui venait de formuler cette pensée, que quelqu'un d'autre la lui avait insufflée...
"Ridicule", trancha la part rationnelle de son esprit. "Regarde autour de toi. Non, pour les sons incongrus, on verra plus tard. N'écoute que ce que te disent tes yeux : il n'y a personne d'autre à des kilomètres à la ronde."
   Amraz se mit debout tant bien que mal, et obéit à sa propre injonction. L'autel sur lequel il venait de se réveiller se trouvait au centre d'une immense place dallée, d'où partaient quatre avenues colossales. A l'entrée de chacune d'elles, les pavés disjoints dessinaient une flèche vers le lointain, mais sans aucune indication, comme si la rue ne conduisait nulle part.
"C'est une boussole", comprit Amraz. "La place toute entière est une boussole."
   Il leva les yeux vers les façades imposantes des bâtiments qui l'encadraient. Des palais et des résidences qui avaient dû être luxueuses autrefois, à en juger par les lambeaux d'or terni et les boiseries qui pendaient encore par endroits aux chapiteaux des colonnes. A présent, les bas-reliefs érodés par le temps, criblés d'impacts divers, et la maçonnerie défoncée des fenêtres témoignaient de leur état d'abandon et de délabrement. Ca et là, quelques rares réverbères éclairaient d'une lueur vacillante l'austérité des porches.
A l'évidence, cette ville en ruines était une ville fantôme.

"Mais toi, tu n'es pas un fantôme, n'est-ce pas ?"

  De nouveau, Amraz fut pris au dépourvu lorsque cette pensée lui parvint. Pourtant, il n'aurait pas dû être surpris, étant donné que l'idée venait de lui ! A moins que... mais non, c'était absurde, il n'y avait personne ! Personne d'autre que... lui-même...

"Eh bien, tu en a mis du temps, pour comprendre. Tu es sûr d'être mage ?"
"Qui es-tu ?"
répliqua Amraz, que ce tutoiement irritait et inquiétait à la fois.
"A ton avis ?" railla la voix, moqueuse.
Amraz poussa un profond soupir. Devoir argumenter face à une entité qu'il ne pouvait ni sentir, ni toucher, ni même entendre normalement lui donnait la migraine.
"Mon avis est le même que le tien, puisque nous sommes une seule et même personne", reprit-il avec une assurance feinte (qui, il s'en rendit compte au même moment, ne risquait pas d'abuser qui que ce soit). "La folie ne me tente nullement, et j'ai mieux à faire que de perdre mon temps à discuter avec une quelconque chimère surgie des tréfonds de mon esprit fatigué. Aussi, je te somme de quitter immédiatement l'espace réservé à mes pensées."
"Cela m'est malheureusement impossible"
, répondit la voix avec une ironie non dissimulée. "Vois-tu, Amraz, je suis lié à toi depuis ta naissance par des liens indéfectibles ; des liens que ni l'amnésie, ni la torture, ni la mort ne pourraient trancher, sans déchirer du même coup la trame du Multivers."
"Très théâtral."
"Merci, mais je ne te dis là que la stricte vérité."
"En attendant"
, reprit Amraz, "tu n'as toujours pas répondu à la question que je t'avais posée concernant ton identité ; ce qui m'amène à penser que tu n'es qu'une hallucination mentale très subtile, produite par mon cerveau dans un but précis. Mais quel est ce but ? Combler mon vide existentiel en me fournissant un interlocuteur fictif ? Forcer mes neurones à s'activer afin de retrouver le souvenir de ce qui m'est arrivé ? Ou encore... me transmettre à moi-même des informations clés dont je n'avais pas conscience jusqu'ici ?"
"Quelle puissance de déduction ! Tes trois hypothèses contiennent une part de vérité, Amraz, mais c'est la dernière qui la reflète le mieux. Car que suis ce qu'on pourrait appeler ton inconscient."



  Amraz médita quelques instants sur le paradoxe que renfermait cette affirmation, avant de se risquer à la réfuter.
"Si tu es mon inconscient, comment se fait-il que j'aie conscience de ton existence ?"
"Tu es resté longtemps inconscient"
, répondit l'inconscient.
"Un jeu de mots médiocre doublé d'une énigme... Pourrais-tu être plus explicite ?"
"Si tu veux tout savoir, une longue période de coma après un important traumatisme d'origine magique peut causer des lésions cérébrales ainsi que des troubles de la personnalité multiple."
Multiple ? Charmant. Comme si deux n'étaient pas suffisantes.
"Et c'est l'une de ces lésions qui t'a soumis au regard de ma conscience ?"
"Pas exactement. Il se trouve qu'après de nombreuses années passées à vivre dans ton ombre, j'en avais un peu assez de cette situation d'éternelle doublure... Alors pendant que tu n'avais pas l'usage de ta conscience, je m'y suis immiscé à son insu."
"Ce qui veut dire..."
"Je suis toi, à présent, Amraz. Enfin, je l'ai toujours été, mais ce n'est qu'à présent que toi et moi nous confondons dans tout notre être, toute notre complexité. Car nous avons conscience l'un de l'autre, sans pour autant former plus d'une seule entité."
"Mais si nous sommes des individus distincts"
, hasarda Amraz, de plus en plus déconcerté, "comment se fait-il que je ne puisse pas te dissimuler mes pensées ?"
Son interlocuteur invisible gloussa.
"On en arrive au plus amusant. Ce que tu penses, tout ce que tu penses, trouve ses racines dans ce que tu ressens inconsciemment. Dans mon contenu, donc. D'où la possibilité que j'ai de prédire tes pensées, alors que tu es dans l'ignorance la plus totale concernant les miennes. D'ailleurs, elles n'en sont pas à proprement parler : ce que tu entends en ce moment dans ta tête, c'est l'interprétation vocale que construit ton cerveau à partir de ton inconscient. A partir de ce que tu sens."

Amraz n'avait jamais été aussi perdu dans ses pensées... En fait, il n'avait jamais été aussi perdu du tout.
   Il se prit la tête à deux mains. Il devait avoir perdu la boussole, songea-t-il, non sans une certaine ironie, étant donné l'endroit où il se tenait. Cependant, sa situation n'avait rien de comique. Se réveiller ainsi en un lieu inconnu, sans aucun souvenir de ce qui vous y a amené, et se retrouver à dialoguer avec un soi distinct de soi-même...
Complètement loufoque.
Et pourtant vrai. A ce qu'il en savait, il sortait d'un sommeil prolongé, et les sensations qu'il éprouvait étaient bien trop réelles pour lui permettre d'envisager qu'il se trouvait dans un rêve.
   Non, il devait se rendre à la terrible, à l'incroyable évidence : en un temps qu'il ne pouvait mesurer, il était devenu complètement amnésique et avait acquis une nouvelle personnalité. Il aurait presque pu s'amuser d'un état mental aussi grotesque s'il ne l'avait pas autant traumatisé.

    Amraz se releva, et fit les cent pas sur la pierre noire. Apparemment, son inconscient avait décidé de le laisser tranquille. Pour le moment. Ou il se tapissait dans un coin inexploré de sa cervelle, en préparant un mauvais coup destiné à lui faire perdre définitivement la raison. Soudain, pour la deuxième fois depuis son réveil, Amraz prit conscience de ce que sa conversation mentale lui avait momentanément fait oublier : ce coeur mystérieux, qui battait la mesure en parfaite synchronisation avec le sien. Est-ce que ce ne serait pas...
"Ridicule", trancha la voix irritante au possible. "Je n'ai pas de forme corporelle, donc pas d'organes, c'est aussi simple que cela. Et c'est aussi la raison pour laquelle je suis contraint à la cohabitation avec toi."
"Si mon intérieur te paraît si inconfortable, qu'est-ce qui t'empêche d'en sortir ?"
"Tu as déjà vu une notion philosophique escalader une façade d'immeuble ou se déhancher sur du reg-geïh ?"
"Oh, tu sais, en termes d'anormalité, cette journée bat déjà des records."
"Non, Amraz. Tout ce qui t'est arrivé peut s'expliquer rationnellement, que tu l'acceptes ou non. Se mouvoir dans une réalité sensible sans une quelconque matérialisation, c'est tout bonnement impossible."
"Si tu le dis. Mais encore une fois, tu n'as pas répondu à la question que je me posais."
"Laquelle ?"
répliqua l'inconscient avec une pointe d'irritation à peine perceptible.

   En fin de compte, discuter avec lui n'était pas si désagréable. Il suffisait de ne pas trop s'attarder sur chaque pensée, et surtout, de ne pas le prendre au sérieux. Visiblement, ça l'énervait.

"Je ne suis pas énervé"
, réagit l'inconscient - beaucoup trop vivement pour être convaincant. "Quelle question viens-tu d'évoquer ?"
"Tu as la mémoire courte"
, se moqua Amraz. "Tu n'entends pas cette sourde pulsation qui semble ne venir de nulle part ?"
"Bien sûr, je reçois les mêmes signaux sensoriels que toi. Mais je n'ai aucune idée de sa provenance, je ne suis pas omniscient..."
Heureusement, pensa Amraz, le plus fugacement qu'il le put.
   Tout en se forçant à ne pas s'attarder sur une idée plus d'une seconde ou deux, il fit à nouveau le tour de l'autel. La solution logique se cachait là, quelque part. Deux coeurs, deux esprits, un seul corps. Deux coeurs, deux esprits, un corps allongé sur un autel...
Un autel ?

   Le déclic se produisit. Un déclic si soudain qu'Amraz faillit en perdre un équilibre déjà fragile. Oui, tout était lié ; lié à un phénomène magique très ancien, un phénomène qu'il avait connu et même étudié autrefois. L'expression "dynamique des arcanes" remonta à la surface de la mare stagnante de ses souvenirs : un simple transfert d'énergie, en définitive...
"Pardon ? Je ne te suis plus, là."
"Rien d'étonnant à cela"
, répondit Amraz avec un sourire mental. "L'hypothèse que je viens d'imaginer touche aux conditions même de ton existence. Tu n'es pas programmé pour la comprendre - si je puis m'exprimer ainsi."
La présence resta silencieuse.
   "Vois-tu", poursuivit Amraz, chez qui un écrasant sentiment de supériorité se mêlait à l'impression dérangeante de parler dans le vide, "un autel dédié à une divinité est toujours chargé en magie. Les rituels orchestrés par les prêtres, la communion des fidèles lors d'une cérémonie, le sang des victimes sacrificielles... Quel que soit le culte, il produit de l'énergie de nature magique, et plus le dieu est puissant, plus l'offrande qui lui est faite est importante.
   Cet autel est en marbre, taillé et poli, plutôt lisse en-dehors des dégâts de l'érosion - bref, un marbre de choix. Probablement consacré au culte d'une puissante déité, et donc dégageant des ondes magiques d'amplitude considérable.
Lorsqu'un être vivant passe à proximité d'une telle source, il en devient le réceptacle involontaire ; or, pour autant que je sache, je suis resté plusieurs heures étendu à son contact, et dans un état de coma profond.
   Les ondes émises par l'autel m'ont apporté l'énergie nécessaire à ma guérison. La magie a pansé mes blessures, régénéré mes connections nerveuses, rétabli mon équilibre interne, ce qui explique mon réveil spontané. Elle s'est tellement introduit dans mon être qu'elle l'a tranformé, chargé, affiné, facillitant ainsi l'émergence d'une nouvelle personnalité."

"Fantastique"
, l'interrompit grossièrement cette dernière. "Et en quoi cette théorie délirante justifie-t-elle le dédoublement de ton ouïe ?"
"Mon ouïe fonctionne parfaitement"
, répliqua Amraz, en détachant chaque mot avec une sorte de jouissance. "Mais si tu possédais les rudiments nécessaires en magicologie, tu comprendrais immédiatement de quoi il retourne."
"Oui",
ajouta-t-il, avant que son inconscient n'ait eu de fouiller la masse confuse de ses souvenirs en quête de l'information voulue. "Car aucun transfert énergétique ne peut se produire sans entraîner un transfert dans le sens opposé. Quand l'autel a investi mon corps, je lui auraits remis involontairement une part de vitalité. Il est désormais aussi vivant que toi et moi, voire plus que toi, d'ailleurs."

  
Tout au long de cette tirade intérieure - moins convaincue qu'elle n'y paraissait -, Amraz avait guetté une éventuelle réaction de son alter ego. Mais en-dehors de sarcasmes épisodiques et de bruits ressemblant à des renfilements dédaigneux, celui-ci l'avait pas donné signe de vie. D'intérêt encore moins. Il devrait être encore plus déboussolé que son hôte.
   Le mage se détacha de ses pensées, et, pour la troisième fois, regarda autour de lui. Evidemment, les bâtiments, qui avaient dû tenir quelques siècles au bas mot n'avaient pas beaucoup changé... Pourtant, quelque chose de nouveau se dégageait de la place vide, comme une subtile nuance de l'atmosphère ambiante... Amraz chercha un mot pour la décrire. C'était... comment dire... déplaisant... et dangereux. Oui, il ressentait comme une impression de danger imminent, et de...
BOOOOOM !

   Une formidable secousse ébranla le sol, projetant Amraz contre la pierre de l'autel. Dans sa tête, la voix qui n'était pas la sienne poussa un cri suraigu à vriller les neurones. Dans le champ de vision du mage, brouillé par le choc, un impressionnant nuage de poussière s'éleva là où un palais à colonnes ioniques se dressait quelques secondes plus tôt.
   Amraz roula sur le côté. Très à propos, d'ailleurs. Un deuxième impact sonore se fit entendre lorsqu'un objet massif fendit l'air, et vint s'écraser sur des pavés déjà très déformés. Avec toute la célérité dont il faisait habituellement preuve dans de semblables situations, le mage bondit sur ses bottes, épousseta sa cape cramoisie d'un geste dont la frénésie masquait l'élégance, et fit face à son hypothétique assaillant.
   Il vit une énorme colonne de style indéterminé, comme une réplique agrandie dix fois de celles que le premier choc avait pulvérisées. Elle s'élevait graduellement dans les airs. S'il n'avait pas depuis longtemps dépassé ce genre de notions, il se serait fait la réflexion que la chose était physiquement impossible...
Elle l'était. Il y avait deux colonnes
Deux colonnes qui n'en étaient pas.

   Le géant poussa un rugissement infrasonore à faire vaciller les étoiles. Trois cheminées de brique brune furent arrachées des toits qui les supportaient, suivies d'une volée de tuiles. Si des oiseaux avaient daigné fréquenter ce ciel pâle et brumeux, leur sort aurait été des moins enviables. L'onde sonore percuta les tympans d'Amraz avec violence, lui faisant craindre un instant d'être devenu sourd. Un deuxième rugissement eut tôt fait de l'assurer du contraire.
La "colonne" locomotrice atteignit le sommet de sa trajectoire verticale. Elle se stabilisa.
   L'instant de suspens fut remarquablement long, comme il arrive souvent en des instants pareils. Sans savoir pourquoi, comme en un réflexe, Amraz joignit les doigts de ses deux mains devant lui. Il crut entendre une voix dans sa tête murmurer des mots incompréhensibles - mais peut-être n'était-ce qu'une impression ? Toujours est-il que ses lèvres articulèrent ces mêmes mots. Une vague d'énergie brute se leva en lui, au moment où la jambe sculpturale amorçait sa fatidique descente ; elle le submergea, l'enveloppa, le sublima. Inondées par cette déferlante magique, les particules de son corps entrèrent en vibration. Les os, les chairs, les muscles, les nerfs se dissocièrent en une fraction de microseconde, et s'égaillèrent dans la ville fantôme. Le corps lui-même décida d'aller prendre des vacances instantielles.
Qui, par définition, ne durèrent pas longtemps.
   Un pied de la taille d'un dolmen celtique, hérissé de poils tranchants comme des lames de rasoirs, s'abattit sur l'autel, dont le marbre de choix ondula sous le choc. Un craquement sinistre s'en dégagea lorsque des fissures en ligne brisée s'éparpillèrent à sa surface, faisant voler des éclats de roche alentour. L'autel s'affaissa, mille-feuilles plutonique aux couches distordues, et les titanesques orteils de la créature achevèrent de le broyer dans un bruit de tonnerre.

   Amraz redevint visible au moment où la plante du pied velu entrait en contact avec le sol dallé de la place. Il crut voir s'échapper de l'autel moribond comme une lueur vert pâle, une pellicule d'énergie diaphane, ou le dernier soupir d'une lanterne à court de combustible. Mais ce n'était probablement qu'une impression...
Presque malgré lui, il tendit l'oreille : la pulsation parallèle avait disparu.
   Au même instant, il prit conscience de sa situation physique. Il était debout, en équilibre précaire, sur une gouttière asséchée à la stabilité douteuse. Le métal sous ses pieds était si rouillé qu'il semblait prêt à tomber en miettes. Amraz recula vivement sur le toit de tuiles, et des fragments de céramique ferrugineuse vinrent joncher les pavés dans un vacarme qui lui parut assourdissant.
   Le géant crispa les muscles de ses cuisses épaisses comme des troncs de cèdre et fit volte-face, criblant de gravats noirs la façade du bâtiment sur lequel se tenait Amraz. Le mage recula de quelques pas, par instinct.
L'horreur lui en fit effectuer quelques autres...
   Au centre d'une face ronde, si creusée et ravinée qu'on l'aurait dite taillée dans le roc à coups de hache, le fixait un oeil. Une unique pupille rouge entourée d'un cercle de métal gris. Un terrifiant disque d'acier, greffé à la chair du front par un enchevêtrement de câbles, qui pointait sur lui le laser de son regard indéchiffrable.

"La dématérialisation ne nous sauvera pas cette fois-ci."
Amraz eut un sursaut. Dans l'épreuve qu'il subissait, il avait totalement oublié la présence d'un intrus dans sa propre tête.
"Que veux-tu dire ? Est-ce toi qui nous a transportés sur ce toit depuis le marbre de l'autel ? Comment un tel processus magique est-il possible sans que l'intégrité de l'être ne se perde au passage ?"
"Toi et toi seul as lancé le sort, bien que j'aie utilisé tes lèvres comme moyen de convection des paroles que je voulais que tu prononces. Et j'adorerais te faire un cours sur la téléportation quantique, mais je ne crois pas que le moment soit bien choisi."
Comme pour faire écho à cette pensée, le géant ouvrit la gueule. Quatre rangées de molaires parfaitement alignées étincelèrent devant les yeux d'Amraz. Une pestilentielle odeur de métal corrodé frappa ses récepteurs olfactifs, alors que les titanesques mâchoires s'écartaient et se rapprochaient comme dans un film au ralenti.
Le temps semblait s'être à nouveau suspendu. D'un côté, ce n'était pas pour lui déplaire.
De l'autre... mais bordel, qu'est-ce que c'est que cet endroit ? Pourquoi la réalité semble-t-elle se distordre ? Et d'où sort ce cyborg sanguinaire prêt à me boulotter tout cru ?

"Tu as dit quelque chose ?"
"Laisse tomber. Quelques questions existentielles."
"Ah."
"A propos... pourquoi as-tu dit qu'on ne pourrait pas se téléporter cette fois-ci ?"
"Le regard qu'il nous a lancés. Je suis prêt à parier que cette machine détecte les variations de structure du réel. Il va falloir user de la force."
"Entendu. Mais, hum... laquelle ?"


C'est à ce moment-là que le temps reprit son cours normal.
   Dans un geste si vif qu'il apparut flou, Amraz joignit à nouveau les extrémités de ses doigts pour former un prisme. Les mots à prononcer lui revinrent aussitôt en mémoire, comme s'il les avait toujours connus. Il les articula.
   Le pouvoir se leva en lui, toujours aussi grand, toujours aussi primitif... mais désormais contrôlé par sa volonté. Face à l'oeil terrifiant qui le fixait, la concentration d'Amraz ne faiblit pas, et sa résolution ne fit que s'affermir. Il visualisa en pensée le phénomène de télétransport : particules qui se dissocient, organes qui se désagrègent... La magie tourbillonna autour de lui, pénétra sa structure cellulaire, désireuse d'obéir à son ordre. Elle en fut incapable. Une sorte de champ de force, d'écran psychique, semblait s'être dressé entre l'idée de l'acte et son accomplissement. Sur le côté du crâne du géant, une rangée de capteurs métalliques se mit à bourdonner.
   Toujours coincé dans un état quantique intermédiaire, Amraz réalisa qu'il était incapable de faire le moindre mouvement. Il vit les dents d'une blancheur artificielle s'encastrer les unes dans les autres, et sa seule réaction pathétique fut d'entretenir l'oscillation de son onde probabiliste... Il vit une langue d'un rose obscène s'enrouler voracement autour de son corps, déchirant ses vêtements, recouvrant sa peau d'une salive qui ressemblait à de l'huile. Il vit sa chair se dissoudre au contact de ce suc délétère, ses os tomber en poudre avant même d'être avalés, et cette vision lui tira un hoquet d'horreur.
   La projection quantique d'Amraz - ou ce qu'il en restait - disparut dans la gueule du cyborg. Quelques mètres en aplomb, l'original eut un haut-le-coeur.

"La magie triomphe de la technologie, car la puissance de cette dernière est limitée par la fragilité de ses instruments. La magie ne connaît aucune limite."
"Passionnant. On bouge ?"
"Non, fini de fuir. Le moment est venu d'agir."

  
Le cyborg releva la tête, l'expression toujours aussi imperturbable. Il dut poser une main difforme sur le rebord du toit pour garder son équilibre, détruisant la fragile gouttière au passage. Un meuglement de bête dépitée s'échappa de sa boîte vocale.
   Amraz tendit le bras droit devant lui, paume ouverte, doigts écartés. Il n'eut pas besoin de proférer le moindre son. Un intense sentiment de puissance et de liberté le saisit lorsque la magie déferla par tous les pores de sa peau, jaillissant tout autour de lui en un maelström chatoyant de couleurs et de formes. Comme un potier modèle la glaise, son esprit la sculpta, la cisela, l'unifia selon sa volonté. Le halo de pouvoir confus qui émanait de lui se dissipa, tandis qu'un faisceau d'énergie concentrée fusait de sa paume ouverte, droit sur l'oeil unique de son cyclopéen adversaire.
   L'organe artificiel explosa. Ses circuits crépitèrent d'étincelles, grésillèrent, puis fondirent en quelques secondes. Une succession de tremblements brusques agitèrent la peau de synthèse du cyborg avant qu'elle ne se couvre de cloques grosses comme le poing. Le réseau tentaculaire de câbles qui couraient dans les nerfs et les muscles de la machine vivante s'agita, incontrôlable, perçant des trous répugnants dans le revêtement flasque qui les enveloppait. Sur le point de vomir, Amraz ferma les yeux et serra les poings ; un fouet brûlant de magie indigo porta le coup décisif.
   Ses genoux se dérobant sous lui, le cyborg tomba en avant, gigantesque monolithe de chair et de métal en fusion, écrasant plusieurs palais de styles architecturaux variés dans sa chute. Il remua un moment parmi les décombres, l'électricité qui parcourait ses veines agitant de soubresauts son corps ravagé. Puis le courant cessa de circuler, et il ne bougea plus.

   Debout au sommet d'une cheminée adjacente, Amraz contempla avec dégoût cette masse incendiée et sanguinolente, cet horrible mélange d'organique et de technologique, dont la magie avait triomphé. Il en détourna vite le regard et se téléporta au centre de la place, hors des ruines fumantes qui indiquaient à présent la direction de l'ouest. Autour de lui, les gravats de l'autel roulaient encore sur les pavés, poussés par un vent à l'odeur âcre - ou animés d'une vie propre ?
   Le mage se tint longtemps immobile, exténué, les yeux tournés vers le ciel nébuleux ou les étoiles brillaient toujours au fond d'un gouffre insondable. Ses pensées, diffuses, semblaient flotter dans un vide mental aussi brumeux que l'air au-dessus des toits de la ville. A la fin, il se résolut à formuler l'une d'entre elles :
"La liste des questions sans réponses ne semble pas vouloir s'amenuiser..."
"Effectivement"
, répondit la voix dans sa tête. "Elle s'allonge, au contraire."
"Ou sommes-nous ? Qui suis-je vraiment, et pourquoi me suis-je réveillé sur cet autel à présent détruit ? D'où vient la créature qui en est responsable, et quelle est-elle ? Risquons-nous d'en rencontrer d'autres en cherchant des réponses ? A quoi ces fluctuations de mon pouvoir magique et du temps sont-elles dues ? Et surtout..."
"Oui ?"
"Cet endroit... ces choses qui me sont arrivées... toi... tout cela est-il réel ?"
L'inconscient ne répondit pas.


   Le temps s'écoula. Une faible brise balayait consciencieusement les dalles poussiéreuses de la place. Parfois, une bourrasque plus violente venait éteindre ou raviver une flammèche au sein des ruines... Mais aucun vent, si fort soit-il, ne semblait pouvoir affecter un jour la carcasse immobile du géant abattu.
   Perdu dans des pensées complexes et de plus en plus floues, Amraz eut soudain l'impression d'entendre un clac répété. Il dressa l'oreille. Oui, c'était bien un bruit de pas, le bruit de talons qui frappaient le sol de pierre avec la régularité d'un métronome hors d'usage. Sans savoir pourquoi, le mage se crispa. Quelle que soit la nouvelle arrivante - ou le nouvel arrivant, après tout, les créatures de sexe féminin n'étant pas les seules à porter des chaussures à talons -, il devrait pouvoir en obtenir des réponses. Voire s'en débarrasser si elles n'étaient pas satisfaisantes. Alors pourquoi sentait-il un filet de sueur froide lui couler le long de la nuque ?
   Un parfum étrange et suave, mélange de lavande et de campanule humide de rosée, se répandit sur la place. Les talons se rapprochaient, leur son se faisant plus affirmé à chaque pas. Amraz se retourna lentement. Il sentait presque une pointe d'ironie et de provocation se mêler aux effluves ambiants. Bien malgré lui, il se remémora les circonstances de son réveil, et un détail - sans importance ? - lui traversa l'esprit. Il portait sa cape pourpre.

"Tout cela aurait pu être pire." songea-t-il. "Au moins, je ne suis pas nu."
"Dommage..."
murmura son inconscient.

Un rire cristallin les interrompit tous les deux.

"Encore heureux !" fit la voix amusée de Selena dans sa tête.

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Envoyé par Niicfromlozane le Samedi 24 Septembre 2011 à 13:30


C'est plaisant. le pitch est accrocheur.

En ce qui me concerne, tu peux continuer sans souci.

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Le 21/05/2012 à 14:37, Weeds avait écrit:

L'expérience a montré que Niic était trop fort.

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Envoyé par Cancer le Samedi 24 Septembre 2011 à 13:38


Aux quelques personnes compatissantes qui lisent ce texte...
Surtout, n'hésitez pas à commenter ! Même si vous n'avez rien d'intéressant à dire, postez quand même (:)), simplement pour que je sache si ça intéresse des gens, ou si ça vous fait chier, ou si votre jugement provisoire est plutôt positif ou négatif.

Merci !

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Envoyé par Cancer le Vendredi 30 Septembre 2011 à 21:52


Chapitre 1 : EXCALIBUR


   Le ciel était bleu comme les pierres de la vallée. Les pierres étaient bleues comme du sulfate de cuivre chauffé à blanc. Dans un coin de la toile, un petit soleil opiniâtre dardait ses rayons incandescents sur le paysage.
Il faisait chaud. Très chaud.

   La vallée n'avait pas de nom. Pareille à un vieux serpent caillouteux, elle sinuait doucement entre deux bosquets dégarnis de chênes et de cyprès, creusée par le lit à sec d'un ancien ruisseau. Des empreintes monumentales ponctuaient ce dernier à intervalles irréguliers, comme les traces de pas d'un géant soûl qui serait venu s'y dégriser il y a plusieurs siècles. Ou de gros rochers délogés par le courant - ça marche aussi.
   Une légère brise soulevait quatre ou cinq feuilles craquelées par la chaleur, parcourues de nervures rougeoyantes, mais elle était impuissante à dissiper la lourde torpeur qui s'était emparée des lieux. Cela faisait longtemps que l'eau de la rivière s'était évaporée, mais s'il en était resté ne serait-ce qu'une goutte, elle n'y serait pas restée longtemps. L'atmosphère était si torride qu'un voyageur errant aurait pu voir de petits nuages de vapeur se former au-dessus de la cime des arbres. Sans qu'il eût pu déterminer s'il s'agissait de la sève de ces derniers, ou d'une hallucination produite par son cerveau surchauffé. En fait, il serait probablement mort bouilli avant d'avoir élucidé la question.

   Et la vallée sinuait, sinuait encore. Elle sinuait jusqu'à l'emplacement d'un ancien lac aujourd'hui asséché, une petite cuvette encaissée, ceinturée de collines rabougries à l'herbe jaunie. En son centre se dressait une pierre qui n'avait rien d'extraordinaire. Elle était bleue, comme toutes ses consoeurs de la région, d'un bleu pastel profond qui absorbait les rayons solaires les plus vindicatifs. Elle était ronde, d'une rondeur parfaite, mais pas plus intrigante que cela au fond. Non, ce qui rendait cette pierre vraiment spéciale, c'était la fente pyramidale qui y était creusée, et qui la traversait depuis le dessus sur presque toute sa hauteur... Une fente doublement symétrique, et d'environ deux mètres de profondeur...
Ainsi que l'épée qui l'occupait.

  
Maximilian tira. Ses doigts musculeux verrouillés autour de la garde, son front bronzé plissé par l'effort et la concentration, il banda ses impressionnants biceps et triceps et tira, pour la quatre-cent vingt-septième fois de cette journée interminable.
Pour la quatre-cent vingt-septième fois de la journée, l'épée ne bougea pas d'un pouce.
Maximilian prit une profonde inspiration, se hâta de recracher le méthane brûlant qui venait d'emplir ses poumons, et fit une nouvelle tentative.
   Le soleil poursuivait sa trajectoire curviligne ; la matinée avançait. Le supplice du zénith restait encore à subir.
Perché sur la branche la plus basse d'un vieux chêne, un hanneton considérait les vains efforts de l'homme avec une perplexité croissante. Enfin, quand il n'était pas trop occupé à sautiller sur place pour ne pas se cramer les pattes, ou à se décaler pour suivre le mouvement de la minuscule tache d'ombre qu'il occupait. Les hannetons de la plupart des mondes connus sont curieux, et celui-ci ne faisait pas exception. Pour sa défense, un insuccès qui se reproduit systématiquement pendant une heure et demie avec une période de douze secondes contredit suffisamment les lois de probabilité courantes pour qu'on prenne le temps de l'observer d'un peu plus près.
   Le hanneton avait d'abord été attiré par l'éclat rutilant de l'armure bleu ciel que portait Maximilian. Puis il avait calculé qu'avec une chaleur pareille, l'individu qui la revêtait devait avoir un corps en béton armé pour ne pas éprouver le besoin de l'ôter. La minute qui aviat suivi avait confirmé son hypothèse - et raffermi son insignifiante fierté.


   Son noble coeur assailli par la colère, le dépit et la frustration, le preux chevalier s'était enfin décidé à faire une pause. Il lâcha la garde trempée de sueur, ôta son surcot étouffant et le secoua afin d'en évacuer la transpiration. Sa cotte de mailles étincelait au soleil comme de l'or sur le point de fondre. Il s'en défit, avec moults grognements d'inconfort, et l'envoya rejoindre heaume, plastron, jambières, cuissardes, cubitières et gantelets de cuir éparpillés sur le sable. Après quoi il marcha à pas pesants vers la pierre la moins bleue et la moins sphérique des alentours, tout en ne cessant d'éructer les pires jurons que son code de chevalerie l'autorisait à prononcer. Il s'y assit, ignorant la douleur cuisante que subissait à ce contact son auguste fessier, et la contempla.
   Vue d'ici, songea-t-il, Excalibur n'était plus si impressionnante. Elle était grande, certes, et probablement aussi terriblement lourde que son rocher... mais aucun facteur physique ne suffisait à expliquer le mal qu'il avait à l'en dégager. Six mois durant, il s'était entraîné en vue de cette épreuve. Six mois ! Après avoir défait à la joute et à la lutte les plus valeureux paladins d'Elooria, il avait passé six mois à soulever des troncs d'arbre, arpenter les plaines Bronze à la course, défier au bras de fer les géants des collines voisines... Il avait traversé à pied des immensités telles que la plupart des hommes auraient été impuissants à les imaginer. Il avait franchi à la nage des fleuves tumultueux, escaladé à mains nues des chaînes de volcans et de glaciers, triomphé d'innombrables brigands et monstres de tout poil, ainsi que des énigmes les plus alambiquées... Et voilà que lui, le célèbre Maximilian de Brisemailles, était mis en échec par une épée : un bout de fer battu encastré dans une antique poignée !

   Oh, bien sûr, ce n'était pas n'importe quelle flamberge. Rien de moins que la célèbre Excalibur, fierté d'Arthur, terreur des dragons, orgueil des joailliers...
Il n'empêchait que son ego en prenait un coup. Ce à quoi il n'était pas habitué.
Et puis, marcher trois mille kilomètres sur des sentiers rocailleux ou carrément hors des sentiers n'était pas exactement l'idée qu'il se faisait d'une promenade de santé.

   Maximilian se leva. Se rassit avec découragement. Saisit la gourde d'eau passée à la ceinture, pour se rendre compte que, suivant l'exemple du ruisseau, elle s'était évaporée. Le soleil tapait dur, même pour lui, et une insolation dans ce lieu désert risquait de lui être fatale ; or il n'y avait à perte de vue aucun endroit où s'abriter. Sous l'insistance des rayons solaires, même l'écorce des arbres nus commençait à se désagréger...
Pour cette expédition qui devait faire de lui une légende, il avait rigoureusement tout planifié. Hormis ce qui se passerait s'il venait à échouer.

   La mort dans l'âme, Maximilian rassembla ses forces déclinantes, et marcha à grands pas en direction du rocher. Il sentait presque les gouttes d'eau se frayer un chemin dans sa chair à vif, traverser les pores de sa peau pour regagner l'air extérieur et se changer en vapeur... Avec un soupir rauque qui ressemblait à un râle, le chevalier leva les yeux vers la cime d'un bosquet : de petits nuages tremblants y moutonnaient. Réalité physique ou effet de son imagination ? Il s'en moquait.
   Devant lui, l'énorme rubis qui constituait le pommeau d'Excalibur brillait de toutes ses facettes. Il s'en saisit d'une main et, de l'autre, caressa l'argent incrusté de pierreries de la double poignée. En quelques minutes d'exposition, le métal était devenu plus ardent que la braise. Maximilian serra les dents en empoignant les deux anses incurvées, mais ne relâcha pas son étreinte. Après l'assèchement de ses fluides vitaux, il sentait maintenant la chaleur lui monter à la tête... Quel destin ironique ! Lui, le plus grand chevalier des Quinze Provinces d'Elooria, dont les exploits égalaient ceux du mythique Lancelot du Lac, allait finir sa vie dans cette misérable cuvette bleue, terrassé par un stupide coup de chaud. Ha, ha. C'était tragique et comique à la fois. Et voilà qu'il entendait une voix métallique résonner dans son crâne, comme une lame que l'on aurait affûtée sur un os tranchant. Ces instants qui précédaient la mort étaient décidément plein de surprises...

   En plein délire, Maximilian se prit à imaginer ce que devait être la "vie" d'Excalibur, ainsi plantée dans le roc depuis des siècles, à la merci des éléments déchaînés. Le vent du Nord, glacial et râpeux, qui criblait de ses échardes de givre un filigrane en or à présent effacé. Le vent du Sud, cette brise océane, qui émoussait l'illustre lame du souvenir des tempêtes de sable qu'elle avait attisées. Les rares pluies descendues des montagnes d'Ophir ajoutaient leur érosion à la morsure de l'astre du jour ; un supplice qui pâlissait en comparaison de celui qu'un sortilège infligeait en permanence à l'épée immémoriale. Un sortilège à l'épreuve du temps et du temps, oeuvre d'un enchanteur aussi puissant qu'inflexible. Un sortilège qui avait provoqué la colère et le désespoir de milliers de colosses aux pieds d'argile, mûs comme lui par l'arrogance et l'appât d'une gloire indicible. Un sortilège face auquel il ne pouvait rien - rien d'autre qu'enchaîner des phrases verbeuses sur sa propre insignifiance et sur la vanité de son existence...

Pris d'un soudain manque d'inspiration, Maximilian émergea avec peine du flot décousu de ses pensées défaitistes, et considéra l'objet pour lequel il mourait.
Apparemment, il était encore suffisamment conscient pour ressentir de l'étonnement.

   Gravé à même l'acier trempé, un ornement magnifiquement exécuté représentait un bouton de jacynthe en train d'éclore. Plus bas... non, ce devait être un mirage... un filigrane en forme de dragon s'enroulait autour de la poignée, étincelant de tous ses feux à la lumière du zénith. Et dans les tréfonds de son esprit vaporeux, le même crissement de métal contre l'os qui le pressait, le torturait, le protégeait contre l'engourdissement des sens...

   Maximilian banda, non plus ses muscles, mais sa volonté. Surmontant l'atroce mal de tête qui transperçait son front comme un coup de poignard, surmontant la soif inextinguible de chacun de ses organes, il se remit debout - il était tombé à genoux dans sa fièvre - et se concentra sur l'épée.
Excalibur vivait.
Du moins, elle en donnait l'impression. Sous les doigts crispés de Maximilian, la poignée sertie de pierreries brillait faiblement, en émettant un léger bourdonnement. Et les filigranes, les ornements, les gravures, scintillaient avec une intensité que les avances du soleil ne suffisaient pas à expliquer. Le chevalier cligna des yeux. Il regarda le paysage féérique mais désert qui l'entourait. Il regarda à nouveau l'acier frémissant d'Excalibur, dont l'éclat glacial lui brûla la rétine. Il écouta attentivement. Dans son cerveau envahi par les brumes, le bruit lancinant de la scie se mua en un chuchotement strident...

"Lââchhhhe-moi, crétin, tu vas finir par te brûler gravement."

  
L'observateur assidû de la scène qu'était le hanneton vit sans surprise l'humain effectuer un bond en arrière considérable, et en conclut avec satisfaction que le contact prolongé d'un métal surchauffé venait de le brûler au sixième degré. Conclusion qui se trouvait être on ne peut plus éloignée de la réalité.
   Maximilian porta ses mains à ses tempes humides de sueur, et prit appui sur le rocher pour se remettre d'aplomb.
"Par quel maléfice du démon une voix vient-elle de résonner dans ma propre tête ?" se demanda-t-il.
"Je te demande pardon ?" répondit la voix grinçante.
Choqué et au bord de l'évanouissement, Maximilian répéta sa question.
"Maléfice, d'accord. Du démon, j'en doute fort." répliqua Excalibur. "Et je n'ai pas attendu sept siècles plantée dans ce rocher pour qu'un idiot superstitieux s'enfuie à mon écoute. Alors merci de compatir à mes souffrances, tout ça, les couplets lyriques étaient très émouvants, maintenant j'aimerais autant que tu m'en délivres."
"Du rocher ?"
balbutia l'idiot superstitieux. "Mais comment, ô légendaire lame d'Arthur, terreur des dragons, orgueil des joailliers. Cela fait trois heures que je m'y acharne sans succès, et je me sens sur le point de défaillir."
"Eh oui, comment ? Comment tirer le joyau des contes de sa prison de pierre azur ? Tu m'as certes réveillée par tes divagations, chevalier, et je t'en suis reconnaissante... mais telle est mon énigme et ma malédiction, et il ne m'appartient pas de t'en donner la clé."
Sur quoi Excalibur se mura dans un silence aussi profond qu'affûté.

   Pantelant, Maximilian se redressa de toute sa stature, et, les mains sur le crâne, entreprit de s'attaquer au problème autrement qu'avec les muscles.
   Une énigme, avait dit l'épée. Elle lui avait parlé, lui avait accordé cette insigne faveur, donc le message qu'elle lui avait transmis devait revêtir quelque importance. Or il avait passé une matinée éprouvante à tirer pour la dégager... sans résultat. Si elle l'avait jugé digne d'un indice, elle devait pourtant l'en croire capable...
   Cette certitude qu'il avait été choisi, que son équipée n'avait pas seulement été le fruit d'un rêve glorieux dont il venait de s'éveiller, se faisait à nouveau jour dans son esprit las, chassant les spectres insidieux du découragement et de la désespérance. Sans elle, il aurait renoncé. Avec elle, il se sentait prêt à soulever des montagnes pour faire honneur au destin qui lui avait été assigné.
   La solution était là, tout près. Pas physiquement - il avait suffisamment subi l'accablante monotonie du cadre pour savoir qu'aucun bloc de pierre, aucun tronc calciné, aucun hanneton curieux ne viendrait à son secours. Maintenant qu'il avait élliminé le plus évident - ainsi que le plus présomptueux, il s'en rendait compte à présent -, il était temps d'explorer une à une des pistes plus improbables...

   Il courba son échine endolorie, fourra ses larges mains tannées par les ultraviolets sous la masse rocailleuse, la souleva...
De quelques milimètres, pas plus, avant de laisser tomber.
   Il s'arc-bouta de tout son poids sur cette sphère exaspérante, dont le bleu ciel s'harmonisait avec un ciel qui l'écrasait de tout son poids. Ladite sphère ne roula pas d'un atome. "Et puis, pierre qui roule n'amasse pas mousse, même avec Excalibur fichée dedans", pensa le chevalier sans l'ombre d'un sourire.
   Il crocheta ses doigts dans deux fissures parallèles à celle qu'il souhaitait voir s'ouvrir, écarta les coudes, et tira. Sans succès, qui s'en serait douté ?
   Puis il eut une idée si absurde qu'un gnome ivre mort l'aurait probablement rejetée ; une idée dont seul le désordre de ses synapses pouvait avoir empêché la censure... Sans y croire, mais pas sans l'espérer, il referma sa poigne autour du pommeau de rubis d'Excalibur. Oublia la soif atroce qui tenaillait chaque particule de son corps. Oublia l'oeil du soleil qui le narguait, et les milliers de petits yeux invisibles qui se gaussaient de son échec. Oublia la fatigue et la folie. Oublia les codes. Oublia la gloire.

Et poussa.

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Envoyé par Cancer le Dimanche 02 Octobre 2011 à 20:06


Bon.
Je ne vois pas l'intérêt de continuer à diffuser le texte alors que je ne reçois AUCUN commentaire d'aucun membre, ni même AUCUN indice (ou presque) me permettant de dire qu'ils l'ont lu.

Donc je m'arrête jusqu'à avoir un retour quelconque, et je pense qu'au bout d'une ou deux semaines, j'effacerai ce que j'ai commencé à re-taper pour éviter les reprises possibles par d'autres personnes. (si tant est que ça ait une quelconque valeur)

[ Dernière modification par Cancer le 02 oct 2011 à 21h03 ]

Merci, Niic.
J'ai adopté volontairement un ton assez brusque pour forcer les gens à réagir, mais il ne faut pas trop prendre mon message pour un coup de gueule. ^^

Donc si j'ai bien compris, je continue à poster et j'attends, sachant qu'il y a au moins une personne qui me dira ce qu'elle en pense .

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Envoyé par Niicfromlozane le Dimanche 02 Octobre 2011 à 20:55


je te suis, et si je ne t'ai aps encore comment. cela n'a rien à voir avec ton texte, mais parce que je manque encore de recul. Qui plus est, je bosse sur celui de BenP et je n'arrive pas à tout faire à al fois (deja un, ja i de la peine).

Qui, sauf erreur, avait posté bien plus que toi avant de recevoir des avis constructifs, alors qu'il etait actif sur le site depuis bien plus longtemps et donc connu de qques personnes.

Ensuite, ca ne sert a rien de supprimer ces parties, au contraire: le fait que tu les aies postées ici te permet de faire valoir tes droits d'auteur, indépendamment que tu aies déposé ton texte ou non, contrairement à ce que veut la légende urbaine.

Enfin, en matière d'écriture, il est très important de ne pas se décourager. Persévère et crois en toi. T'as du talent, faut encore du boulot, et surtout de l'exercice.

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Le 21/05/2012 à 14:37, Weeds avait écrit:

L'expérience a montré que Niic était trop fort.

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Envoyé par Cancer le Mercredi 05 Octobre 2011 à 21:55


*****

   Quelque part, au sein des replis tortueux et des multiples circonvolutions du Cosmos, un gong retentit, et l'écheveau arachnéen des possibles commença de se dévider.


*****


   Trois millénaires auparavant, dans un royaume archaïque tourmenté par la peur et l'incertitude, un jeune écuyer nommé Arthur avait tiré une lame d'un rocher, geste absolument héroïque qui lui avait valu le trône. Sous son règne, les contrées humaines avaient prospéré et la paix s'y était instaurée.
Voilà ce que disait la légende.

   Elle disait aussi qu'un enchanteur du nom de Merlin, désireux de dénoncer la vanité et la cupidité des autres prétendants à la couronne, avait fait peser sur l'objet fatidique un astucieux enchantement : Excalibur ne pourrait être libérée que par celui qui n'aurait pas conscience de ce qu'elle pouvait offrir.
   Elle disait encore qu'après que le dernier descendant en ligne directe d'Arthur eut quitté Elooria pour l'au-delà glorieux des guerriers, un deuxième sortilège de Merlin, jusqu'alors insoupçonné, s'était manifesté. Quand le sang royal sera rendu à la terre, l'acier royal sera rendu à la pierre...
   D'où personne n'avait réitéré l'exploit de l'en sortir. Ce qui n'était pas étonnant, si on songeait à l'ampleur que revêtait son mythe. Il n'existait personne sur Elooria, jusqu'au plus petit enfant, à qui il n'eût été conté, et la vallée était si lointaine et si inaccessible qu'il était impossible de s'y trouver par hasard.

Voilà ce que prétendait la légende.
Comme d'habitude, elle se trompait sur toute la ligne.


*****


   Le loup se coula furtivement dans l'ombrage d'un peuplier. Son pelage d'un noir absolu, si lustré qu'il étincelait à la lumière du jour, se fondit instantanément dans cette poche de ténèbres passagère. Il huma les feuilles agonisantes sur le sol, huma l'air vicié de méthane et de carbone, et gronda.
   Cinq de ses congénères surgirent des buissons en contre-haut, où ils s'étaient furtivement dissimulés. A vrai dire, quelques semaines de séances d'UV quotidiennes avaient réduits lesdits buissons à l'état de branchages dénudés, et l'ombrage du peuplier à une vague résille évanescente. Mais pour les loups noirs du Pays Perdu, tour à tour traqueurs et traqués des sous-bois les plus impénétrables, se camoufler dans l'ombre est devenu une seconde nature, même quand l'ombre fait défaut. Les créatures risquèrent une patte prudente à découvert, gratifièrent les alentours d'un regard suspicieux, puis descendirent le talus d'un pas souple pour rejoindre leur meneur.

   Ils avaient flairé la piste d'un homme depuis l'orée des bois où chassait la meute, à quelques kilomètres seulement du pied des montagnes d'Ophir. Habituellement, les feux que les ogres allumaient dans les hauteurs, leurs cris gutturaux et l'odeur de soufre des volcans se combinaient pour les en chasser ; mais en ces temps de sécheresse, le soufre était partout, et tout signe d'une présence ogre dans les montagnes semblait s'être dissipé. Les deux cadavres de ces monstres qu'ils avaient croisés sur leur route les avaient renseignés. Visiblement, leur proie disposait de nombreuses ressources, dont un marteau à l'acier bien trempé.
   Cela ne les avait pas dissuadés. Asphyxiés par la chaleur et la pollution due à l'effet de serre, la plupart des oiseaux avaient migré vers des régions plus hospitalières, quand ils n'avaient pas tout simplement succombé. Les écureuils roux et les tapirs se faisaient rares. La moindre proie négligée était une offrande à la famine, et la patrouille ne doutait pas qu'un retour bredouille serait sanctionné de quelques oreilles tranchées.
Ils n'avaient le droit ni à l'erreur, ni au renoncement.
Ce qui les rendait encore plus redoutables.

   Les six loups firent halte dans l'ombre inexistante, et échangèrent des grognements d'inquiétude et de contrariété.
"On aurait dû suivre le cours du fleuve. L'eau nous manque. On aurait pu s'y désaltérer." risqua l'un d'eux en langage lupin.
Les autres lui lancèrent des regards aussi noirs que leur poil.
"Pattegrise a voulu aller sous les arbres, parce qu'ils protègent du rond qui brûle dans le ciel", s'enhardit le jeune loup. "Ce n'est pas vrai. Ce n'est plus vrai. Le sol perd sa couleur noire pour devenir rouge comme du sang caillé. Les arbres d'ici sont faibles et ne protègent plus personne."
Comme pour lui donner raison, la dernière feuille d'un grand orme s'écrasa sur le sol comme la dernière feuille d'un grand arbre en automne. Sauf qu'on était en été.

   Le pelage du grand loup qui guidait l'expédition se hérissa, et un feulement grave d'avertissement s'échappa de sa gueule dentue.
"Ne trouble pas le silence de notre marche avec de telles sottises, Molaire. Il y a bien longtemps que l'eau ne coule plus dans le lit qu'elle a creusé, et la forêt, si elle nous a retiré le couvert de ses arbres, nous offre un raccourci. Nous foulerons les pierres bleues avant la tombée de la nuit."
Ayant ainsi coupé court à toute discussion, il s'enfonça dans les restes branchus d'un ancien taillis.
Les petits yeux noirs des autres luisaient d'une résignation froide lorsqu'ils lui emboîtèrent le pas.


*****


   Le rocher explosa littéralement.
Ce qui ne manqua pas de surprendre trois dizaines de hannetons, criquets et phasmes qui assistaient au spectacle depuis les arbres environnants. Toutes leurs rigoureuses prévisions statistiques s'en trouvaient contredites.
   Que Merlin eût été ou non un véritable enchanteur, il avait été assez futé pour constater une chose : la vanité et la confiance en soi ne font pas bon ménage avec l'imagination. Qui, plus qu'un homme déterminé, se borne à imiter la manière dont ses semblables ont toujours procédé ?
   En l'occurrence, la logique veut qu'une épée aussi longue que l'objet qui l'emprisonne finisse nécessairement par ressortir de l'un des deux côtés. Encore faut-il comprendre qu'il en existe plus d'un - ce qui n'est pas à la portée de tous les chevaliers.

   Quatre pans de pierre azur se détachèrent les uns des autres à angles droits. Quelques instants durant, ils semblèrent se dévisager, aussi impassibles que l'exigeaient leurs faciès sans visages. Ils s'écroulèrent dans la poussière fumante.
   Des éclats bleu vif volèrent, tels des serpentins électriques. Deux d'entre eux vinrent se ficher dans le torse sans protection de Maximilian, et des gouttes de sang chaud éclaboussèrent de taches mauves ce qui ressemblait déjà à un décor surréaliste.
   Au centre de ce chaos improbable, Excalibur demeura en équilibre sur sa pointe un temps anormalement long, comme si la gravité avait du mal à intégrer la nouvelle de sa libération...
Elle s'abattit enfin en clinquant.
Aux pieds bottés du chevalier.
Qui la ramassa.

   Un fouillis invraisemblable d'émotions contradictoires se pressaient, s'agitaient et se repoussaient en cet instant sous les courts cheveux bruns de Maximilian. La première, une joie glorieuse, tentait de s'y frayer un passage, mais le doute, la stupéfaction, la souffrance physique et une crainte sans objet lui faisaient alternativement barrage. Comme dans tout esprit tourmenté, le doute finit par prendre le dessus.
"C'était ça, l'énigme ?" s'écria-t-il à voix haute. "La fameuse, la redoutable malédiction de l'Enchanteur sur l'Arme des Rois ? Rien de plus qu'une vulgaire inversion de concepts ?"
Silence à l'antenne, que seuls des bruissements d'antennes vinrent ponctuer. Si la vallée étouffante avait eu un air, il aurait été embarrassé.

   Excalibur tressauta brusquement, imitée par son porteur irrité. Mais il est affreusement impoli de toussoter discrètement dans la tête de quelqu'un, et une épée parlante ne dispose pas de beaucoup d'alternatives.
Le timbre métallique résonna dans le crâne du chevalier comme une lame vibrante.
"Hum... je comprends ton incrédulité, voire ton énervement... Mais tu pouvais préserver la beauté du mythe en évitant de crier la vérité sur tous les toits, ce serait très aimable de ta part."
   Maximilian inspira une grande goulée d'air. Cela ne faisait pas une heure qu'il y participait, mais ces échanges mentaux lui donnaient déjà la migraine. A moins que ce ne soit la qualité de l'atmosphère.
"Tout n'est donc que mécanique ? La magie n'a rien à voir là-dedans ?"
"Par Mordred, pourquoi faut-il que les humains attribuent à la magie tout ce qui ne fonctionne pas comme ils le souhaiteraient ? Il n'y a, et il n'y a jamais eu aucune magie sur Elooria. Juste des lois, et des êtres capables ou pas de les comprendre."

"Et la grandeur ?"
"Elle n'en est que plus
grande, chevalier. Car c'est aux hommes de l'acquérir, et non à une puissance extérieure de la leur conférer."
Aussi sage que lourde, cette épée, songea Maximilian de Brisemailes après un temps de réflexion. Mais il se garda bien de le formuler.

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Envoyé par Cancer le Jeudi 06 Octobre 2011 à 00:21


*****


   Un grondement rauque retentit à l'orée du bois effeuillé. Il se propagea de rameau en ramille, de ramille en aiguille, d'aiguille en pigne carbonisée. Il bondit de la racine au feuillage et du feuillage à la racine, résonna dans l'humus creusé de trous de vers et courut d'écueil en écueil le long de la vallée asséchée. Le grondement se répercuta enfin contre les parois calcaires d'une cuvette bordée de rocs, perdant en âpreté à chaque écho. Ainsi prit fin sa vie courte et trépidante.
   Notons que ce grondement obligea Maximilian à cesser de contempler béatement sa nouvelle alfange. A la place, il la brandit devant lui, et se prépara à l'utiliser.
   Cinq loups râblés, au pelage noir, sortirent de derrière un rocher. Dix pattes de velours effleurèrent le sable brûlant, pendant qu'autant d'yeux noirs et froids fixaient le chevalier. D'étranges regards, songea celui-ci. Ils semblaient défiants et implorants à la fois. Des regards de prédateurs qui aimeraient que leurs proies soient un peu moins réticentes à être mangées.
   Excalibur scintillait d'une lueur irréelle. Elle sentait la présence d'êtres hostiles à son porteur, et elle ne rêvait que de les étriper. Maximilian crut même la sentir vibrer dans ses paumes moites. Il réprima un frisson.

"Ils sont si affaiblis qu'un nain armé d'un canif en viendrait à bout. Qu'attends-tu pour faire de même ?"

Un nain armé d'un canif faisait un adversaire redoutable, mais Maximilian ne jugea pas utile de le préciser. La fatigue et les vertiges rendaient déjà l'issue du combat incertaine, alors inutile d'en rajouter.

   Le loup de tête bondit. Le paladin s'était attendu à la puissance physique et à l'intelligence des carnassiers, mais tant de vivacité le prit de court, et il ne put lever son arme pour se protéger à temps. Les griffes de la bête lacérèrent sa poitrine déjà ensanglantée, tandis que les mâchoires hérissées de crocs claquaient à quelques centimètres seulement de sa tête. Maximilian exécuta un revers vengeur, mais son agresseur était déjà hors de portée.
   Les autres s'avançaient, avec davantage de circonspection, mais déjà enhardis par le succès de ce premier assaut. Le porteur d'Excalibur comprit que sans une autre protection que celle de ses muscles, cette meute réduite allait le mettre en pièces.
   En parlant de pièces, celles de son armure délacée reposaient toujours dans le sable, cinq mètres derrière lui. Mais même s'il parvenait à les atteindre, et même avec un entraînement aussi soutenu, il n'aurait jamais le temps de les enfiler...

   Un loup un peu trop imprudent tenta de se faufiler sous sa garde pour lui mordre la jambe gauche. Maximilian pivota, et, d'un habile mouvement de poignet, trancha la tête du carnivore. Du sang frais éclaboussa le sable blond et luit sur le tranchant mortel d'Excalibur. A peine le chevalier avait-il achevé son geste que les quatre loups restants, rendus fous par la mort de leur congénère, l'attaquèrent de front. De quelques moulinets, il les maintint à distance, et ce qu'il redoutait arriva : il se dispersèrent autour de la clairière pour l'encercler.
Une question tinta dans un coin de son esprit carré de stratège.
"Ne me dis pas que tu n'avais pas prévu la manoeuvre ?"
"Comme on prévoit quelque chose qu'on espère ne jamais voir se réaliser."
"Et qu'as-tu prévu pour y faire face ?"
enchaîna Excalibur avec une pointe de scepticisme.

   Maximilian tourna sur lui-même pour analyser la situation exacte. Ses adversaires s'étaient disposés le plus loin possible les uns des autres, en bordure d'un cercle de cinq mètres de diamètre dont il était le centre. Leurs pupilles sombres fixées sur lui, ils louvoyaient, alternaient les avancées et les reculades précipitées pour le feinter. Il devait avouer que la tactique était efficace.
   Il fit quelques pas de côté, le bras tendu en direction du plus proche. Celui-ci se décala sur la gauche, et les autres se rapprochèrent dans un ensemble parfaitement coordonné. Maximilian poursuivit sa course hésitante, et tout se précipita soudain. Le loup le plus rapide bondit sur son dos au moment où il atteignit le cercle de rochers, les griffes agrippées aux mailles de sa cotte. Déséquilibré par ce poids imprévu, le chevalier comprit qu'il ne pourrait pas les escalader. Il projeta ses mains derrière sa nuque et rencontra le cou musculeux de la bête, qui s'apprêtait à la lui sectionner. Emportée par son élan, celle-ci ne put se dégager à temps ; une prise rude la fit basculer par-dessus l'épaule du chevalier. Maximilian s'écarta pour se mettre hors d'atteinte des autres, leva Excalibur, et l'abattit violemment sur le flanc du loup qui se relevait.

   En face de lui, le meneur noir, connu de tout le Pays Perdu sous le nom de Cendrecroc, hurla à la mort.
Pattegrise avait été son frère de meute le plus proche pendant les huit dernières lunes : son complice de jeux, son aide de chasse, puis son lieutenant fidèle et dévoué. Il allait faire payer à ce paladin arrogant le trépas infamant qu'il lui avait infligé.
   Cendrecroc se savait leste et puissant, à l'instar de tous ses congénères. Il avait espéré que la cohésion au sein de son groupe d'expédition suffirait à tous les en ramener sans encombre. Il s'apercevait maintenant que son rang dans la meute, sa vie, ne tenaient qu'à un fil, et que l'épée titanesque avec laquelle leur proie fauchait les siens n'hésiterait pas à le couper.
   Alors qu'il courait vers le meurtrier de son compagnon, mû par une vengeance aveugle, un doute persistant dans son esprit de prédateur le força à ralentir, s'arrêter net, voire reculer. Qui était, au fond, cet homme auquel ils faisaient face ? Eux-mêmes se battaient pour nourrir leur clan et leurs familles. Quelles pouvaient être les motivations de ce géant solitaire, aussi perdu que le pays qu'il arpentait ? Peut-être lui aussi chassait-il sur ces terres pour survivre. Pour faire survivre son honneur, son royaume, sa lignée... Désemparé, Cendrecroc grogna pour chasser cette pensée évoluée qui l'empêchait d'accomplir son devoir envers Pattegrise et d'honorer son clan et son rang. Mais le doute existentiel persistait, comme un hôte irréductible, envahissant...

Ce fut ce doute impromptu qui lui sauva la vie.

   La lame de Maximilian fusa, létale. La soif d'Excalibur n'était pas encore assouvie. Elle fendit l'air torride avec la soudaineté d'une éclipse, passa à un poil seulement de la gorge de l'assaillant, et termina sa course en un arc de cercle harmonieux derrière l'épaule du paladin.
   Cendrecroc roula sur la droite au moment où l'épée redescendait en sifflant. Son doute éphémère s'était dissipé aussi brusquement qu'il était apparu. Il n'en gardait aucun souvenir. La seule loi qui prévalait était la survie du plus apte, et il allait tout faire pour conserver le rôle.
Seulement, sa proie, emportée par l'ardeur du combat, était devenue son prédateur.
   D'une main qui n'avait rien perdu de sa vigueur, Maximilian tira son lourd marteau de sa ceinture et le fit tournoyer. Cendrecroc, tout entier absorbé par la valse d'Excalibur, ne réussit pas à évaluer à temps ce nouveau danger. Dix kilos d'acier massif fondirent sur son museau inutilement entraîné, alors que ses compères encore en vie fonçaient gueule ouverte sur le chevalier.
   C'est alors que, du coin de l'oeil, celui-ci vit un autre carnivore émerger de l'agrégat de rochers. C'était impossible, ils n'étaient que cinq ! A moins que... A moins que le sixième soit resté posté tout ce temps derrière lui, sans intervenir ! Maximilian comprit que l'assaut coordonné de ses semblables n'avait eu pour but que de le pousser à rompre le cercle animal qu'ils avaient formé, et de l'acculer ainsi au cercle minéral. Depuis le début, ils avaient anticipé ses mouvements, avaient accepté le sacrifice de leurs camarades comme une opportunité, et il allait maintenant succomber à cette tactique, la colonne vertébrale brisée...
   Maximilian de Brisemailles bomba le torse pour ses derniers instants à vivre, et regarda dans les yeux l'astre meurtrier. Les pattes des loups s'élevèrent du sol. La lame et le marteau s'abaissèrent à leur rencontre...

La scène se figea.

  
   Des volutes d'une substance grise et volatile enveloppaient la clairière dans leur halo fantomatique. Des nuages de sable flottaient, immobiles, aux pieds d'un colosse à l'expression sereine autour duquel gravitaient quatre loups pétrifiés. Les cadavres de deux autres gisaient dans la poussière. Le soleil et les collines étaient pris dans un flou artistique qui empêchait d'en distinguer les contours. Dans ce simulacre de ballet cosmique, les sillages d'argent d'un marteau et d'une alfange semblaient les chevelures de deux comètes vagabondes.
   Recroquevillé dans l'écorce noueuse, un petit hanneton calculait les probabilités quantiques du phénomène, et s'effarait de leur quasi-nullité.

   Puis, l'espace se fractura. Des lignes droites divisèrent la réalité visible, et l'invisible devint une réalité. Sous tous les angles, le ciel se scinda en bandes de largeurs variables, reproductions réduites les unes des autres, dont toutes les dimensions apparaissaient en décalé. L'univers n'était plus que puzzle, fractale, discontinuité.
   La voix d'Excalibur s'éleva alors, et ce qu'il restait d'unique dans la conscience de chaque protagoniste résonna de son message.
"Rien de ce qui est n'a désormais de sens, car rien de ce qui fut n'a désormais d'incidence. Je ne sais ce que cela signifie, mais la tradition s'effondre. Un grand bouleversement est en marche."
"Que se passe-t-il ?"
répondit une voix plus humaine.

   Un désespoir infini perçait dans ces cinq mots. Le désespoir d'un être qui pressent, sans le comprendre, que l'équilibre de son monde est sur le point de s'effondrer.
   L'épée parlante rechercha une formulation simple et cohérente du problème, et n'en trouva aucune. Aucune qui soit pleinement cohérente pour elle, alors ne parlons pas de son porteur. Un abîme d'incompréhension béait.
   L'homme et son arme regardèrent dans l'abîme, et l'immensité du Cosmos s'étala devant eux. Des plans, des cubes et des objets aux dimensions indéfinissables y côtoyaient des nébuleuses et des trous noirs illuminés. Des mondes de toutes formes, aux habitants et aux usages aussi étranges que divers, défilèrent devant leurs yeux écarquillés. Autant de territoires de chasse pour les loups, qui scrutaient aussi les profondeurs avec une égale curiosité. Autant de mystères à percer, autant de secrets à connaître, autant d'expériences à vivre.
  
Et alors que tous contemplaient les méandres perpétuels, une lueur remonta du fond du fleuve du temps. Sous l'effet de ce mouvement uni et rectiligne, les distances qui leur semblaient abolies se rétablirent, et tous les regards convergèrent vers la balise : ce point diffus, lumineux et tremblotant. A mesure qu'elle se rapprochait, la lueur prit la forme d'une créature pour le moins insolite : un serpent de la grosseur d'un python, dressé sur sa queue, et pourvu de deux mains écailleuses. Les yeux bandés, elle sinuait parmi les étoiles dans leur direction, appuyée sur un bâton en bois de laurier-rose gravé de runes ésotériques. Parvenue en bordure du trou, la créature leva sa canne, et frappa trois coups à une porte imaginaire.


   Aussi soudainement qu'il s'était troublé, le réel redevint normal - à cette différence près que les quatre loups restèrent suspendus dans les airs, accrochés à la voûte céleste par des fils invisibles. Les couleurs regagnèrent les corps, les décalages de l'espace s'annulèrent, et l'abîme se résorba jusqu'à attendre la taille d'une porte standard.
La créature serpentiforme s'arrêta sur le seuil, comme pour la leur tenir.

"Maxxxximilian de Brissemailles ?" s'enquit-elle d'une voix sifflante.
"Euh... oui, c'est moi-même. Qui êtes-vous ? Comment connaissez-vous mon..."
"C'est lui", coupa Excalibur. "Mais j'aimerais tout de même savoir à quel phénomène..."
"Remettez vos quessstions à plus tard", fit le serpent aveugle.
Il se tourna vers le paladin, et s'inclina.
"L'Oracle vous a convoqué. Sssi vous voulez bien me ssssuivre..."

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"Trois pommes ont changé la face du monde. Celle d'Adam et Eve, celle de Newton, et celle de Steve Jobs."

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Envoyé par Mistero le Dimanche 18 Novembre 2012 à 17:20


 Très bien trouvé cette histoire de "conscience de son inconscience", ^^ c'est un peu tiré par les cheveux mais c'est pour cela que c'est intéressant, intriguant 
J'adore, bien que ton histoire tire plus de la SF alors que j'ai tendance à préfèrer le fantastique 

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