Article Magic : Horobi et Yeux-d'encre

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Johannes

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Horobi et Yeux-d'encre

Type : L'Univers Magic

Catégorie : Biographie des personnages

Posté le 07/05/2007 par Johannes

Et voici deux traductions de nouvelles sur le monde de Kamigawa. Après l'univers mystique et complexe de l'école de Minamo, au dessus des chutes de Kamitaki, je vous propose de découvrir celui, beaucoup plus sombre, voire quasiment glauque, des hommes-rats nezumi du marais maudit de Takenuma, peuplé également d'ogres et de démons oni.

La première traduction est celle d'une nouvelle de Gwendolyn Kestrel, racontant l'histoire d'un village confronté à l'un des kami les plus meurtriers de Kamigawa, qui, pour une raison mystérieuse, refuse de quitter les environs. Attention, ça finit très mal...

La seconde traduction est celle d'une nouvelle de Jay M. Salazar, consacrée à Yeux-d'encre, la plus puissante des ninja nezumi (bien qu'elle soit au début en fort mauvaise posture). Pour savoir comment elle a obtenu son pouvoir de nécromancie, qui figure sur sa carte, il va falloir lire jusqu'à la fin ^_^

Vous aimez les histoires malsaines pleines de sang et de fureur ? C'est par ici.

Sécurité



- Gwendolyn Kestrel



Trois nuits auparavant, les gardes du village nezumi de Kitanosu entendirent distinctivement dans le lointain un son dérangeant, qui ressemblait à un millier de voix pleurant, gémissant, et hurlant sous l'emprise d'une agonie physique ou émotionnelle. Effrayés, ils alertèrent les chefs du village.
Ceux-ci débattirent sans pouvoir tomber d'accord.
Deux nuits auparavant, les gardes avaient déjà entendu ce même son. Certains disaient qu'il était plus fort, comme s'il s'était rapproché, d'autres clamaient qu'il s'était atténué, comme s'il s'éloignait.

Anxieux et mal assurés, les chefs durent admettre qu'ils n'avaient pas de solution. Ils envoyèrent un messager chez une shamane très respectée, Langue-fourchue. Elle habitait à plusieurs lieues de là, mais était connue pour sa clairvoyance, qui lui avait conféré force et santé. Le voyage aller et retour prendrait une journée entière à un coursier aussi vaillant et digne de confiance que Pied-Agile, le messager choisi pour cette tâche.

Le soir tombait. Dans la lumière du crépuscule, deux gardes faisaient les cent pas à leur poste.

"La lune est teintée de sang," dit Moustache-Blanche, en tirant nerveusement sur une unique moustache d'un blond filasse dans sa fourrure sombre, celle à laquelle il devait son surnom.

"Ne regarde pas la lune, cherche plutôt Pied-Agile," le corrigea Souffle-Putride. Elle marchait nerveusement de long en large, scrutant les ténèbres comme si elle pouvait hâter la course du messager par la simple force de sa volonté.

"Est-ce que tu entends ?"

"C'est encore trop tôt. Nous ne l'avons entendu qu'à partir de minuit, les deux nuits précédentes."

"Mais j'entends quelque chose."

Une sourde plainte montait, non pas du marais qui cernait le village, mais de la zone qui séparait les gardes du reste de la colonie.



Moustache-Blanche et Souffle-Putride tirèrent leurs épées et les firent tournoyer. La pointe des armes bougeait et tremblait lorsque les nezumi les pointèrent vers l'obscurité.
La plainte se changea en pleurs lorsqu'un guerrier humain dépenaillé, dans une armure mal ajustée, marcha dans la lumière.

"Sonokura !" crièrent les deux nezumi de concert.

"Tu aurais pu te faire tuer !" dit Souffle-Putride, brandissant son arme avec une énergie retrouvée.

"Je suis venu vous aider à monter la garde," bredouilla Sonokura.

Sonokura était un mercenaire ochimusha qui demeurait dans le village. Il était arrivé à la colonie nezumi depuis presque un an, blessé et meurtri au cours d'une rixe ou d'une bagarre quelconque. Il avait, à l'origine, prévu de passer "une nuit ou deux dans le vieux temple". Mais nuit après nuit, il tomba dans la routine. Lorsqu'il avait de l'argent, il buvait à l'auberge du village, et dormait la nuit tombée dans le temple vandalisé. Lorsqu'il était à court d'argent, il passait quelques jours à rechercher des armes et des morceaux d'armures encore récupérables dans le marais, en tirant tout juste assez d'argent pour pouvoir acheter sa prochaine bouteille.

"Encore fauché, hein ?" remarqua Moustache-Blanche. Sonokura, qui était de façon générale une bonne nature, ne travaillait que lorsqu'il avait besoin d'argent.

"Ouais, je n'ai pas envie de m'éloigner du village par les temps qui courent, vous savez," dit-il. Prospecter à proximité du village rapportait peu, la zone ayant déjà été maintes fois examinée, trop pour que l'on puisse y trouver quoi que ce soit de valeur à présent. "Les chefs m'ont offert deux pièces pour être de garde cette nuit."

"Donc, tu as pris ces pièces, tu les as bues, et puis tu nous a rejoints," le provoqua Souffle-Putride. "Tu sens la bière."

"Et toi, tu sens - " Sonokura su qu'il était en train de commettre une erreur. Nul ne parlait de son odeur à Souffle-Putride sans récolter en réponse une bourrade sonore dans les côtes. Sonokura chercha un moyen de détourner la conversation. "Hey, ne serait-ce pas Pied-Agile qui revient ?"

Poom, click. Poom, click. Poom, click.

Même s'il ne s'agissait à l'origine que d'une ruse de sa part, le discret martèlement de pieds griffus résonnait bel et bien dans la nuit, sur le chemin conduisant au village.

Pied-Agile, manifestement épuisé, courait vers eux.

"Les chefs," haleta-t-il. "Je dois voir les chefs."

* * *



Les nouvelles urgentes qu'apportait Pied-Agile alarmèrent les chefs. Ils convoquèrent un conseil de communauté pour partager les dernières informations.



"D'après ce que nous venons d'apprendre, Langue-Fourchue pense que les sons que nous avons entendus viennent d'Horobi, le kami gémisseur de la mort. Elle nous a conseillé, pour protéger le village de ce kami, de lui offrir un sacrifice pour l'apaiser, toutes les trois nuits où il fait entendre ses plaintes," résuma Gris-Brun, le plus vieux et le plus respecté des nezumi. "Nous avons décidé, à l'avenir, d'organiser des battues pour capturer des sacrifiés. Mais quoiqu'il en soit, cette nuit est la troisième où nous l'entendons. Il nous faut accomplir un sacrifice. Y a-t-il parmi vous un volontaire ?"

Les murmures incessants et les discussions personnelles cessèrent brusquement. Seul le silence répondit à la question du chef.

A quelque distance de là, l'assemblée des nezumi entendit les plaisanteries nerveuses des gardes qui continuaient leur surveillance.

"Sonokura," murmura un nezumi.

"Sonokura," dit plus fermement un autre.

"L'humain," ajouta une autre voix.

La foule assemblée désigna avidement l'étranger en tant que victime désignée pour le sacrifice.

La cohue déferla hors de la salle de réunion et se rua sur les gardes. Grâce à l'effet de surprise et leur nombre supérieur, ils maîtrisèrent rapidement l'ochimusha. Souffle-Putride et Moustache-Blanche échangèrent un regard de compassion, et leur main se porta à la garde de leur épée, mais ils ne firent pas un pas pour défendre Sonokura.

Gris-Brun conduisit la foule à quelques dizaines de mètres hors de la colonie. Là, ils attachèrent solidement Sonokura.

"Que faites-vous ?" demanda le mercenaire, l'affolement faisant grimper sa voix d'un octave.

"Ce qui doit être fait," répondit Gris-Brun. "Un sacrifice à Horobi."

Sonokura se tu. Il regarda les nezumi qui étaient rassemblés autour de lui et ne vit que du soulagement sur leurs visages. Il n'avait aucun allié ici et aucune chance de s'en sortir.

"Nous devons le faire gémir et hurler pour qu'il soit une offrande idéale," ajouta Pied-Agile pour leur rappeler les instructions de Langue-Fourchue.

"Fais ce que tu dois faire," répondit Gris-Brun.

Avec la précision de ses connaissances de coureur, Pied-Agile sectionna les tendons d'Achille de Sonokura, pour s'assurer que le mercenaire ne pourrait pas s'enfuir. Sonokura hurla sous la douleur intense causée par ces blessures.

"Rentrez au village," ordonna Gris-Brun. "Restez-y jusqu'à l'aube."

Les villageois retournèrent lentement à leurs foyers.



Gris-Brun resta observer la scène en compagnie de Souffle-Putride et Moustache-Blanche. Nul ne parla. Tous les trois fixaient le marais intensément. Une petite lanterne éclairait la silhouette entravée de Sonokura. L'ochimusha appelait à l'aide et hurlait de douleur. Souffle-Putride devait fermer les yeux dès que les cris devenaient trop forts ou sous l'emprise d'une souffrance insupportable.

Bientôt, un choeur de gémissements et de plaintes se joignit aux pleurs de Sonokura. Le kami approchait. Deux fois de la taille d'un homme, il avait un visage semblable à un crâne aux longues cornes. Son manteau noir garni de fourrure blanche flottait au dessus du sol tandis qu'il avançait vers le mercenaire. Des visages apparaissaient et disparaissaient dans le tissu au gré des ondulations du manteau. Le kami resta immobile, inclinant sa tête de côté comme s'il écoutait la mélodie des hurlements de Sonokura. Celui-ci tenta de supplier qu'on lui laisse la vie sauve et s'efforça de ramper hors de portée du kami. Mais l'esprit se rapprocha, et la peau de Sonokura commença à se tordre et à tirer comme si elle était subitement empoignée par des mains invisibles. Submergé par la souffrance, ses yeux se révulsèrent dans ses orbites. La plainte se fit plus forte, et d'innombrables larves émergèrent du sol pour se rassembler autour des jambes de Sonokura, puis l'ombre du kami passa lentement au dessus de lui.
Après son passage, il n'abandonna derrière lui qu'une masse de vers, de larves et d'ossements. La voix hurlante de Sonokura se fondit dans le choeur de gémissements et de plaintes du kami, et, enfin, il sembla décider de s'en aller.

* * *



Langue-Fourchue s'assit dans sa salle au trésor, laissant courir ses mains sur d'immenses coffres remplis d'or. Elle saisit un bijou d'argent orné de gemmes et de fils d'or. Tandis qu'elle le tenait dans la lumière, elle pensa : "en sécurité, mes petits trésors. Vous êtes en sécurité. Le vilain kami ne pourra pas vous arracher à moi." Elle mit un collier d'opales serties dans de l'or jaune. "La ruse de Langue-Fourchue va vous maintenir en sécurité. Tant que le village de Kitanosu continuera de nourrir Horobi, il ne quittera jamais ses parages et cela le maintiendra loin de nous, mes petits trésors. Loin de nous."



Mission d'une servante



- Jay M. Salazar



"Quelle adorable petite chose," croassa Muzan. Son pouce et son index tenaient le menton de Yeux-d'encre. Le poing à quatre doigts de l'ogre aurait pu facilement écraser son crâne fragile, et cette idée sembla passer brièvement dans ses yeux, avant qu'il ne rapproche son visage du sien. Un souffle fétide agita la fourrure de la nezumi, un souffle qui sentait la viande, le sang et le vin. "Si adorable, et si cruelle."
Yeux-d'encre le fixa sans ciller en réponse.
"Ah, tu te moques de moi, petite douceur," poursuivit Muzan. "Je t'ai trouvée seule dans le marais, bannie par ton propre peuple de rats. Tu es venue à moi affamée et tremblante de froid; à présent, tu es nourrie de charogne, réchauffée par les corvées, et plus jamais seule. Tu serais morte sans moi, petite rate."
L'ogre ricana malicieusement.



"Et m'aimes-tu pour autant, pour tout cela ?" Sa prise sur le menton de Yeux-d'encre devint douloureuse. Les os grincèrent sous la pression. Le visage tanné de l'ogre remplit son champ de vision, avec sa peau gris mauve. "J'ai fait de toi ce que tu es aujourd'hui, et je ne récolte aucune expression de gratitude. Tu n'es rien d'autre qu'une misérable, ma douce nezumi, une misérable ingrate, égoïste et cruelle."

D'un geste du bras, il envoya Yeux-d'encre voler à travers l'obscurité. Son dos heurta la paroi de pierre, puis sa tête, et elle s'écroula sur le sol glacé. Elle se releva, chancelante, sur ses genoux.

"Je suis telle que vous m'avez faite, maître."

"Bah !" hurla Muzan. Avec une vélocité surprenante, il lui jeta une lourde chaise. Le meuble aurait broyé sa silhouette agile si elle n'avait pas bougé, mais Yeux-d'encre roula de côté. Le bois craqua contre la pierre, brisant la chaise en deux. Avant qu'elle ne puisse se relever, l'ogre surplombait Yeux-d'encre, les poings serrés. Muzan était massif, tout en muscle et en aspérités osseuses, et son rugissement était assourdissant. "Regarde ! Tu as brisé ma chaise préférée !"

Muzan referma ses doigts sur sa gorge. Il la souleva de terre et la secoua. Son souffle putride afflua de nouveau autour du visage de la nezumi.

"Tu réparera ma chaise !" ordonna-t-il.

"Bien sûr," dit Yeux-d'encre d'une voix sifflante. Elle ne pu plus respirer et sa voix devint un murmure. "Je la réparerai, comme je le fais toujours." Un voile noir commença à se rapprocher des limites de son champ de vision.

"Gentille petite chose," dit Muzan. Il la laissa retomber. "Si douce, si tendre."

Yeux-d'encre saisit sa propre gorge, toussant et suffoquant à la recherche d'air. Muzan lui avait tourné le dos et disparut dans l'ombre d'un pas mal assuré. Les ténèbres se refermèrent sur lui. Yeux-d'encre pouvait l'entendre tâtonner à la recherche d'une nouvelle outre de vin, et remplir une autre chope fêlée. L'écho de sa voix lui parvint de manière sinistre sur les murs nus.

"Le maître requiert davantage de sang. Il a parlé d'un gang de nezumi qui campait à proximité."

Yeux-d'encre se redressa. Ses yeux noirs luisaient dans la faible lumière de la pièce. "Un gang nezumi ?" demanda-t-elle. "Etes-vous sûr que c'est bien ce qu'il a dit ?"

"Bien sûr, bien sûr. Le maître était très clair. Tu veux savoir si c'est ton cher gang Okiba, eh ? Qui sait ? Tous les rats sont les mêmes : pathétiques et pleurnichards. Demande-moi à quelle famille appartiennent les grenouilles qui sont dehors, et ma réponse sera la même. Qui sait, qui sait ?" Yeux-d'encre l'entendit respirer profondément, puis exhaler un souffle humide. Sa voix sortit de l'ombre et traversa la pièce. "Tout ce que tu as besoin de savoir, c'est qui dirige ces rats, ma douce petite chose. Trouve le plus gros de ces petits rats, tranche sa gorge de petit rat, et ramène-moi son sang de petit rat."

Yeux-d'encre s'inclina. "Comme vous voudrez, maître."

"Comme le veut mon maître," corrigea Muzan, ponctuant sa réponse d'un renvoi. "Mais répare la chaise avant de partir, adorable petite chose."

* * *





Un poète a un jour appelé le marais de Takenuma "le voleur d'aube". La lumière du jour n'a plus touché son sol fangeux depuis le moment où les kami ont décidé de porter leur colère sur le monde des mortels, environ vingt ans auparavant. Dorénavant, quelle que soit l'heure du jour, la mangrove grandissante de bambous luisait d'une teinte grisâtre dans un crépuscule perpétuel.

Yeux-d'encre s'engagea dans le marais à travers de fins bambous pourris tirés vers le bas par la mousse. De la brume s'enroula autour de ses jambes tandis qu'elle pataugeait dans l'eau saumâtre. Elle connaissait bien cette zone de Takenuma et elle était capable d'éviter ses pièges les plus mortels. Elle contourna les sables mouvants, les nids de scarabée carnivores, et les tombes hantées, aussi facilement que si elle glissait à travers un champ de lys.

Il était encore tôt dans la nuit, sa proie n'était pas encore endormie. Le Grand Maître recevrait son sang cette nuit, mais pas avant plusieurs heures. Yeux-d'encre tailla un segment de bambou avec la longue lame de son tanto, songeant qu'elle approchait de la clairière.

Debout dans la fange et dans la brume, Yeux-d'encre détacha de son dos la courroie du naginata. Elle planta la garde de l'arme dans la boue, puis plongea la lame de son tanto à côté. Yeux-d'encre inspira profondément, ferma les yeux et s'étira.

Lentement, elle commença à entendre la mélodie pleine et entière de Takenuma. Des grenouilles coassaient, des insectes cliquetaient. Fréquemment, un oiseau nocturne poussait un cri soudain et sinistre. Ces sons étaient les premiers à parvenir aux oreilles de Yeux-d'encre, les bruits de la nature; puis, progressivement, ils s'effacèrent à l'arrière plan tandis que des sons plus étranges les remplaçaient.

Yeux-d'encre entendit le gémissement des voix – des kamis issus d'humains morts, perdus, errants derrière les haies de bambous – s'élever pour effacer les sons naturels du marais. Elle était sûre et certaine que ces voix ne faisaient pas partie des sons que ses oreilles auraient dû être capables de percevoir, mais elles s'élevaient malgré tout dès qu'elle choisissait de se focaliser sur elles. Certains de leurs mots étaient intelligibles, mais Yeux-d'encre sentait jusqu'aux sentiments qui guidaient les lamentations fantomatiques – la vengeance, la tristesse, parfois rien de plus que de la confusion attirant la pitié.

Tandis que sa concentration devenait plus intense, les pleurs des spectres commencèrent à leur tour à s'éloigner lentement. Une troisième mélopée s'éleva alors, cette fois-ci totalement surnaturelle, bien plus étrangère à ce monde que les deux autres. Des hurlements d'animaux torturés, un incompréhensible charabia de milliers de voix parlant de concert, et des gargouillis semblables à ceux d'une personne s'enfonçant dans la vase cernèrent Yeux-d'encre. Ces sons étaient les murmures inquiétants venant des kamis qui avaient fait de Takenuma leur repaire, sentit Yeux-d’encre ; et ces murmures étaient la raison de sa méditation en ces lieux.

Les bruits obscurs des kamis tournoyaient autour de Yeux-d'encre en formant des courants et des tourbillons. D'abord ils ne furent rien de plus qu'un léger chuchotement. Le chuchotement devint tumulte, agitant violemment son esprit. Le tumulte devint cacophonie, hurlant dans ses tympans, tentant de réduire son âme en lambeaux. Yeux-d'encre rassembla ses forces pour lutter contre ce véritable carnage de bruits surnaturels, utilisant tous ses sens pour chercher ce pour quoi elle était là. Après quelques instants de fureur sonore, elle le trouva - l'oeil de la tempête des kamis, silencieux et paisible. La cacophonie était toujours présente, tournoyant et heurtant sans cesse la sphère de mutisme dans laquelle elle s'était abritée, mais Yeux-d'encre ne se focalisait plus que sur le silence. C'était dans ce silence qui résidait le savoir qu'elle cherchait.

Tandis qu'elle atteignait le cocon de silence avec son esprit, elle s'abandonna à des forces invisibles, et le corps de Yeux-d'encre commença à bouger. Son pied gauche glissa de côté dans la fange, dérangeant les animaux rampants de la nuit qui se trouvaient cachés dessous. Son autre pied glissa vers l'avant. Le poids de son corps se déplaça. Puis ses bras remuèrent, suivis de sa tête et de sa queue de rat. Seule dans la nuit de Takenuma, Yeux-d'encre dansait dans sa bulle de méditation silencieuse, comme attachée à d'invisibles fils de marionnette.

Elle dansa dans ce silence durant deux heures, guidées par l'au-delà. Yeux-d'encre estimait qu'elle était la plus adroite des ninjas nezumis, mais elle n'avait jamais été entraînée par un sensei mortel. Lorsqu'elle le pouvait, elle revenait à cette clairière, l'endroit où elle avait découvert qu'il lui était le plus facile de s'abandonner à son entraînement. Quelques années auparavant, les voix des spectres et des kamis, que seule Yeux-d'encre pouvait entendre, n'avaient rien à offrir à son esprit de petite fille torturée. Mais d'une certaine manière, le simple fait qu'elle puisse les entendre était un réconfort, même si celui-ci était faible. Il ne se passa guère de temps avant que Yeux-d'encre ne commence à rechercher davantage que du réconfort dans ce babillage surnaturel : un motif récurrent dans le chant des kamis.

Quand elle découvrit pour la première fois cette bulle de silence, l'endroit où son esprit ne pouvait plus être atteint par les voix qui se trouvaient derrière le voile, Yeux-d'encre commença à changer. Elle devint remarquablement plus rapide et plus forte après ses méditations, et plus efficace avec ses armes. D'ors et déjà, son habileté dépassait celle qu'à son âge elle aurait pu acquérir en étant entraînée par cent maîtres différents. Ces talents lui avaient permis non seulement de préserver sa santé mentale, mais aussi sa vie. Yeux-d'encre avait été chargée d'innombrables missions sanguinaires par Muzan et son maître obscur, et elle n'avait jamais échoué. Muzan ne s'était jamais demandé comment son "adorable petite chose" parvenait à un succès aussi total. Le fait qu'elle y parvienne systématiquement lui suffisait.

Yeux-d'encre ralentit ses gestes, puis s'interrompit. Les bruits des kamis s'estompèrent comme s'ils chutaient dans un puit profond. Pendant quelques instants, les voix fantômes les remplacèrent, avant de décliner tout aussi vite. Bientôt, elle ne fut plus cernée que par les grenouilles, les insectes, les oiseaux de nuit et le bruit de sa propre respiration. Comme toujours après son entraînement inconscient, elle s'aperçut qu'elle tenait le naginata dans une main et le tanto dans l'autre. A la lisière de la clairière, les bambous pourris avaient tous été tranchés au ras du sol en un large cercle.

Yeux-d'encre se redressa. Malgré l'inquiétante luminescence du marais, la lune était à présent pleinement visible au dessus de sa tête*, comme un pâle disque blanc. Il était près de minuit, et l'heure était venue de partir.

* * *



Dans l'obscurité, se dessinait devant elle ce qui avait été autrefois un grand temple. Son toit détrempé était toujours intact, même s'il manquait autant de tuiles qu'il n'en restait dessus. Les murs nus étaient dans le même état, mais laissaient deviner quelle avait pu être la grandeur du temple à l'origine. Yeux-d'encre ne cessait de se demander qui avait bien pu prier ici, cent ans avant que Takenuma n'engloutisse ces lieux. Elle observa le terrain pour planifier son approche, choisissant avec soin la manière dont elle allait s'introduire dans le bâtiment.



S'arrêtant, Yeux-d'encre attacha autour de sa bouche et de son museau le masque noir qui était son signe de reconnaissance. Elle ne portait pas grand chose en dehors du masque, car Yeux-d'encre était autant familiarisée avec les armures qu'avec la modestie.

Elle avança silencieusement à travers la brume, tournant autour du temple profané. Au dessus d'elle se découpait une fenêtre, ouverte et noire comme une orbite vide. D'une seule flexion de ses jambes, elle s'envola pour se glisser à travers l'ouverture. Aucun garde n'accourut, aucune alarme ne résonna.

Le couloir qui s'ouvrait devant elle était presque totalement noir. Yeux-d'encre se déplaça lentement, ses armes à la main, le dos collé au mur de pierre du temple.

Elle s'arrêta pour écouter. Un léger ronflement venant d'une pièce voisine se répercuta sur les murs. Yeux-d'encre se déplaça vers le bruit dans l'obscurité, impatiente de remplir sa mission.

Elle murmura quelque chose, et une orbe de lumière rouge apparut devant elle. L'apparition palpitait et pulsait comme un coeur mourant, illuminant le couloir. Lorsque Yeux-d'encre se déplaçait, l'orbe précédait ses pas pour éclairer son chemin. Sa maîtrise du ninjutsu n'était pas le seul résultat de ses séances de méditation à Takenuma.

Yeux-d'encre pénétra dans la pièce à la suite de l'orbe, presque avec désinvolture. Dans la lumière écarlate, se découpait la silhouette d'un individu sur une natte de paille, étroitement enveloppé d'une couverture rapiécée. Le reste de la salle était vide, excepté d'obscurs symboles qui couvraient les murs en formant une mosaïque grossière. Ceci n'avait pas été réalisé par les anciens habitants du temple. En effet, les marques semblaient sauvages et primaires, comparées au délicat ouvrage accompli pour tailler les pierres des murs. Yeux-d'encre gratta plusieurs symboles avec la pointe de son tanto, faisant tomber quelques paillettes de sang séché sur le sol. Quelle que soit la magie sanguinaire que les marques avaient pu porter, celle ci devait être dissipée depuis longtemps.

Yeux-d'encre fit tournoyer silencieusement son naginata, le rattrapant lorsque la lame fut pointée vers le bas. Elle bondit de côté et plongea l'arme dans l'estomac de l'individu endormi.

Dans un spasme, Muzan se releva, ouvrant la bouche pour hurler. Yeux-d'encre passa son couteau en travers de la gorge de l'ogre et la trancha.

Dans la lumière palpitante, les yeux de Muzan semblèrent se poser brièvement sur Yeux-d'encre avant qu'il ne succombe.

Du sang venant de ses blessures ruissela sur la natte de paille. S'aidant de son pied, Yeux-d'encre poussa Muzan de côté pour vider le cadavre du sang qui lui restait. Quand le liquide commença à former une flaque sur le sol, elle jeta ses armes de côté et s'agenouilla à côté de son ancien maître.

Yeux-d'encre posa ses mains, paumes vers le bas, dans le sang chaud. Sur le sol, elle dessina rapidement deux demi-cercles, puis plongea à nouveau ses mains dans la flaque pour ajouter une série de traits aigus coupant les lignes formées par les arcs. Le sang continuait toujours de s'épancher du corps de Muzan, et Yeux-d'encre acheva son dessin par un large cercle tracé autour de l'ogre.

Au bout de quelques minutes, l'orbe de lumière rouge évolua dans les airs et commença à se mouvoir au dessus du corps de Muzan. Puis, elle se mit à grandir. A chacune de ses pulsations, l'orbe s'épanouissait. Bientôt elle fut aussi grande qu'un crâne, puis deux, puis de la taille du torse de Muzan. La lumière s'étira en direction du plafond et des murs, jusqu'à ressembler à un feu qui consumait le corps de l'ogre. Yeux-d'encre s'inclina, bras tendus devant elle, et attendit.

Elle n'eut pas à attendre longtemps.

"Bien," dit une voix semblable à celle de dix mille cigales.

Yeux-d'encre leva la tête.

La lumière s'étendait à présent au dessus du corps de Muzan comme un rideau de sang chatoyant. Et derrière ce rideau, Yeux-d'encre pouvait voir une silhouette dantesque. Elle semblait assez distante, ce qui lui permettait de la voir dans sa globalité. Sa tête et son torse ressemblaient approximativement à ceux d'un homme, même s'il portait deux longues cornes tournées vers le bas, aussi larges que ses épaules. Ses bras et ses jambes étaient semblables à ceux d'un squelette torturé, les articulations saillantes, décharnées et dépourvues de muscles. Chacun de ses bras se finissait en une masse de tentacules qui se tordaient comme des serpents.

Malgré tout, ce qui frappa le plus Yeux-d'encre était les yeux de l'oni. Trois globes rouges sans défaut, qui la fixaient intensément.

"Je suis particulièrement satisfait de ta trahison," commença le démon. "Lève-toi, ma servante."

Yeux-d'encre se redressa.

"Tu m'as apporté davantage de sang, et pourtant j'en requiert toujours plus, et en requerrai davantage encore après cela. Muzan était un faible. Il a tenté de te dissimuler à mes yeux. Mais j'ai vu qui était réellement le serviteur qui m'avait nourri durant toutes ces années. Tu sera récompensée pour ta fidélité envers moi, ma servante, récompensée par un pouvoir bien au delà de ce que tu as déjà découvert par toi-même dans le marais de Takenuma."

"Vous savez cela ? Comment - ?" commença Yeux-d'encre.

"Silence. Je connais tes méditations, oui, et je sais ce qu'elles t'ont apporté. Fais selon ma volonté, et ce que tu sais déjà te semblera bien peu de choses. Laisse mon présent être la récompense de ta fidélité, et laisse le cadavre de Muzan être la récompense du prix de la trahison."

Une décharge de lumière rouge traversa Yeux-d'encre et son corps se raidit. Pendant un instant, elle hurla sous le joug d'une souffrance qu'elle n'avait jusqu'alors jamais connue. Son sang semblait bouillir sous sa peau, ses yeux prêts à jaillir hors de son crâne. Elle avait l'impression que chacun de ses muscles se détachait de ses os. Puis la douleur disparut aussi vite qu'elle était venue, ne laissant derrière elle que le souvenir d'un grand tourment. Yeux-d'encre déglutit, et resta étendue à terre.

"Lève-toi. Lève-toi, Yeux-d'encre, servante de Kuro. Lève-toi, Yeux-d'encre la Profanatrice."

Yeux-d'encre se releva.

Un nouveau pouvoir brillait dans ses yeux, sous la forme d'une brume rouge. Son corps semblait plus fort, plus rapide qu'elle ne l'avait jamais été. Elle était toujours plus puissante après chacune de ses séances de méditation, mais cela n'était en rien comparable avec ce qu'elle vivait à l'instant présent. Ses anciens dons semblaient risibles en comparaison. Chacun de ses membres frémissait de l'envie de tuer.

Yeux-d'encre s'arrêta et tourna la tête de côté. Elle prit soudainement conscience du nouveau pouvoir qu'elle possédait, regarda la lumière rouge chatoyante, et décida d'utiliser le cadeau du démon.

L'un des doigts de Muzan de plia nerveusement.

Le cadavre de l'ogre frotta contre la paille, baigné de lumière rouge. Muzan se dressa sur ses pieds, nu en dehors de la plaie béante de son estomac. Sa tête roulait de côté, le cou presque entièrement tranché par l'épée de Yeux-d'encre.

"Qu'est-ce qu'il y a ?" dit l'ogre d'une voix pâteuse. Son regard vide se posa sur la nezumi qui lui faisait face. Il s'inclina devant elle. "Que voulez-vous, maître ?"

L'oni éclata de rire derrière son rideau de sang, d'un rire qui semblait venir de partout à la fois.

Yeux-d'encre regarda son nouveau serviteur, debout devant son nouveau maître. L'ogre la regarda, patient, attendant ses ordres. Le rire de Kuro emplissait ses oreilles.

Le masque noir couvrait toujours son museau, mais pour la première fois, d'aussi loin qu'elle se souvienne, Yeux-d'encre sourit.

"Viens," commanda-t-elle au cadavre de Muzan. "Nous avons beaucoup à faire, petite chose."

Sources :

Nouvelles de Gwendolyn Kestrel et de Jay M. Salazar publiées sur Wizard of the coast.
J'ai modifié plusieurs phrases pour rendre le tout plus clair en français, mais la traduction reste malgré cela très fidèle aux textes de départ, que vous pouvez consulter respectivement ici et .
Les titres d'origine sont respectivement Security et A servant's mission.

*Détail : quelque chose me chiffonne dans la nouvelle de Salazar, lorsque Yeux-d'encre voit la lune au dessus de Takenuma. Comment est-ce possible si le soleil, lui-même largement plus lumineux, n'atteint jamais les profondeurs du marais dans la journée (ce qui a été dit plusieurs lignes plus haut) ? Peut-être est-ce dû au brouillard. Je n'en sais rien. Le débat est ouvert.

Pour ceux que l'histoire de Kamigawa passionne, voici d'autres articles à consulter :

- Champions of Kamigawa, la storyline : Le début de l'histoire de Kamigawa. A noter qu'il y a eu quelques débats sur cet article. Il semble que ce ne soit pas la storyline des livres (enfin c'est ce que disent ceux qui ont lu les livres; je n'ai donc pas d'avis sur la question). Très bien en tout cas pour se plonger dans l'ambiance.

- Trois autres nouvelles du même genre :
Le chant des criquets : L'histoire d'Higure, le vent immobile.
Rédemption : L'histoire de Kentaro et d'un ochimusha.
L'enfant ingrat : L'histoire d'Iname, kami de la vie et de la mort.
Tout et Murmures : Deux histoires, tournant autour de Lady Azami et de L'innommable.

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