Mes traductions de la storyline des Guildes de Ravnica

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SirMalo

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Envoyé par SirMalo le Mardi 30 Octobre 2018 à 22:13


@dji-m : Je trouve ça dommage aussi, on a la chance d'avoir des récits franchement bien écrits, avec des intrigues intéressantes. Et d'autant plus sur Ravnica je trouve 

En tout cas, je vous propose (enfin) la troisième des cinq histoire des Guildes de Ravnica : Clans & Légions ! Suivons cette fois-ci une minotaure Boros, récemment promue au contre-espionnage, suivre sa première mission...

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*
*     *



Clans et Légions



« Salutations et félicitations, Wojek Weslyn », me dit mon supérieur, brûlant de fierté, dans le bon sens du terme. J'ai servi sous les ordres du Sergent Skormak, directeur adjoint du développement militaire, pendant les treize dernière années durant lesquelles j'ai travaillé à l'Annexe Quatre de Solcastel, mais nous avons rarement eu l'occasion de nous parler en face à face. Il tend la main, et je dois résister à l'envie de partir en courant. On dit qu'il y a deux types de personnes au sein de la Légion Boros : ceux qui affluent vers les sangpyres, et ceux qui les fuient. Et même si on dirait bien que je fais partie de cette dernière catégorie, je me décide à serrer la main de mon chef. Même avec la protection de ses gants enchantés, je peux sentir le feu qui brûle en-dessous.

« Je prends bonne note de vos compliments », dis-je. « Vos brillantes recommandations ont assurément joué un grand rôle dans ma promotion. »

Le Sergent Skormak esquisse un sourire, des flammes d'un rouge doré s'élevant de sa chevelure. « Mes mots n'étaient que pure vérité. Vous avez accompli votre travail. Vous avez réussi vos épreuves. C'est vous qui méritez les honneurs. »

Il dépose une petite boîte ainsi qu'une enveloppe sur mon bureau. « Votre efficacité me manquera quand vous serez mutée à l'Annexe Wojek », me dit-il. Sa voix halète et tremblotte comme une flamme scintillante. « Mais je sais que vous nous rendrez tous fiers, ici. »

Me voilà qui m'enflamme à mon tour, toujours au sens figuré. Je suis la première de tous mes camarades à être promue Wojek en huit ans. Bien sûr, nous prétendons tous que justice et équité règnent, et qu'à force de travail intègre et loyal, la reconnaissance viendra sûrement, mais en réalité, c'est à l'Annexe Quatre que la Légion Boros envoie ses mauvaises graines ; les filelames ayant bombardé les mauvais campements, les chevaliers célestes souffrant de vertiges, les sangpyres trop sanguins pour s'extirper du combat, et les minotaures comme moi, qui n'ont simplement pas eu la chance de naître dans la bonne famille. Et le fait que ce bâtiment ait été un entrepôt est assez logique. C'est l'endroit adéquat pour regrouper toutes les personnes que la Légion aurait aimé oublier.

Mes doigts tremblent à l'ouverture de la boîte. J'arrive à peine à regarder ce que je pense, ce que j'espère, y trouver. À mesure que je soulève le couvercle, je commence à distinguer du rouge. Mon cœur s'emballe et tous les poils de ma crinière se dressent. Je ne peux que l'admirer, me refrénant pour ne pas aller beugler au Sergent Skormak de grosses et dégoulinantes larmes qui éteindraient ses flammes. Je me remets de mes émotions, époussette mon buste avec fierté, puis retire le cordon écarlate de l'écrin et le passe autour de mon cou et sous un de mes bras. Ma première distinction. Un médaillon de cuivre y est accroché, avec “Boros Wojek” d'inscrit sur le contour. Ils m'ont chargée d'entretenir la paix sur nos terres, de combattre l'injustice et de rechercher l'honneur et la vertu.


Médaillon de Boros | Illustration : Aaron Miller



« Elle vous sied à ravir », me dit le Sergent Skormak. « Peut-être que le soleil brille sur votre lignée, tout compte fait. »

« Peut-être », réponds-je, m'apprêtant à ouvrir l'enveloppe.

Le Sergent Skormak s'éclaircit la voix. « Elle est destinée à être lue en privé. Bonne chance à vous, Wojek Weslyn. »

Ce titre me fait frissonner. Ou peut-être est-ce la soudaine chute de température due au départ de mon chef. Je regarde attentivement la lettre. Mon nom y est imprimé en filigrane doré. Je glisse un ongle sous le rabat et l'ouvre délicatement. Elle contient une carte ; une invitation.

La présente note vous informe que
votre présence est requise ce soir au coucher du soleil
au Solarium de Solcastel
pour la réception tenue en l'honneur des nouvelles recrues Wojek.

Des rafraîchissements vous y seront servis.
Tenue vestimentaire exigée : robes de soirées et ceintures.

“Un guerrier à l'esprit injuste périt dans les tranchées. Un guerrier au cœur vaillant vit pour l'éternité dans les décombres des os de ses ennemis.
–Klattic, légionnaire Boros



Je l'observe. Je dirais même que je la scrute. La première chose qui attire mon attention est le symbole Boros imprimé sur le papier... La silhouette d'un poing devant une figure solaire. Mais quelque chose ne va pas. Je me rends compte qu'il s'agit d'une main droite, et non d'une main gauche comme cela devrait être. Et le soleil comporte dix rayons au lieu de neuf. L'examen de contre-espionnage que j'ai passé il y a quelques mois me revient subitement en tête. Il comprenait une épreuve similaire, consistant à trouver des messages cachés dans une masse de banalité. Nous étions partis à la recherche de codes Dimir dissimulés ; des motifs d'ombres dessinés sur les fenêtres de la tour d'un immeuble, des grilles d'égouts tordues pour indiquer une direction, ce genre de chose. J'en avais décelé huit, plus que n'importe qui dans la cohorte. Et jusqu'à présent, je restais en constante alerte, à la recherche de signes et de signaux, tout comme celui que je tiens actuellement dans mes mains.

Ce n'est pas une invitation. Ce sont les consignes de ma première mission en tant qu'agent de contre-espionnage Wojek. Il s'agit maintenant de les décoder.

J'analyse chaque mot, chaque lettre. Je retourne le papier, plisse les yeux et mesure les espaces entre les mots. L'histoire prend forme ; il s'agit d'un point de rendez-vous avec un informateur... Comme dans un jeu. Je manipule les mots : “Des rafraîchissements vous y seront servis.” À manger. Et que mangent les soldats ? Du gruau. Gruau... Gruul. Et s'il s'agit d'une véritable citation de Klattic, je ne l'ai jamais entendue. Les “tranchées”. Les “décombres”. Cela doit être un bunker près des Éboulis.

Tout commence à se mettre en –

« Ooh, une réception au Solarium. Je peux être ta cavalière ? », me demande Aresaan, regardant par-dessus mon épaule. Je chiffonne l'invitation en boule, la cache dans ma main, et juste avant de me tourner vers ma collègue détestée, souffle un grand coup. Qu'importe le nombre de fois où vous voyez une copie de Razia, elle vous coupe le souffle à chaque fois. Je ne lui donnerai pas cette satisfaction.

Note : tous les anges de la Légion Boros ont été façonnés à partir de Razia, archange de Boros, lui étant fortement identiques.

« Je ne vois pas trop de quoi tu parles », lui dis-je bafouillant, faisant comme si sa radiante chevelure rouge n'était pas en train de m'éblouir comme jamais. Ce message m'était uniquement destiné. C'est mon premier jour au contre-espionnage Wojek, et j'ai déjà compromis une mission. « Il n'y a pas de réception. »

Elle lève un sourcil. « C'est ça, Ossett. Peu importe, je voulais juste te féliciter pour ta promotion. C'est un sacré accomplissement pour quelqu'un qui a de si piètres convictions. »

Mes naseaux se dilatent. C'est la pire des ratées, une ancienne Meneuse de guerre dont les mauvaises décisions sur le champ de bataille ont conduit à la mort de quinze-mille soldats Boros il y a de cela trente ans. En punition, ses ailes furent ligotées et la quasi-totalité de sa magie, anéantie, à l'exception de quelques sorts de ralliement pour aider au recrutement. Même après ces années d'exil, elle continue à faire étalage de cette arrogance et de cette immixtion propres aux anges. Elle ne vaut malgré tout pas mieux que nous autres.

« Mes convictions sont très bien », rétorqué-je, la tête penchée en avant et mes cornes pointées vers elle. « J'ai mérité ceci. Si ma promotion te pose problème, tu ferais mieux de faire la paix avec eux. »

____________________



Je n'ai jamais vraiment connu la paix durant mon enfance. Mon père partait sans cesse au combat, et notre famille passait son temps à s'inquiéter pour lui quand il était au front, puis à s'inquiéter pour notre propre sécurité à son retour. Il avait assisté à la promotion de ses compagnons Ordruun, année après année. Peut-être que ces minotaures le méritaient plus que lui, je ne sais pas. Ce dont je me souviens, c'est qu'il perdait son sang-froid plus rapidement à chacun de ses retours, et je ne saurais dire le nombre de fois où lui et ma mère se sont disputés, cornes contre cornes, leurs sabots abîmant le plancher, et parfois même les murs. Dès l'instant où ils se mettaient à crier, je me réfugiais dans ma chambre, ma sœur et ses rubans rouges blottie contre moi, et je faisais semblant d'être un officier Wojek, chargé de faire régner l'ordre. Un agent du contre-espionnage Wojek se devait d'être alerte et perspicace. Je me concentrais pour trouver des messages cachés tâches d'infiltration du plafond, dans les moutons de poussière sur le plancher, dans les moments de silence laissés par mes parents quand ils arrêtaient enfin de se disputer. J'avais fini par devenir bonne dans l'art de déceler des choses qui voulaient rester secrètes.

Et me voilà, pour ma première mission aux abords de la dixième circonscription, en quête d'informations qui m'aideraient à maintenir l'ordre. Un campement Gruul s'est lourdement implanté dans ce pittoresque quartier et la tension est grande. J'ai eu vent de rumeurs disant qu'en ces lieux avait été exterminé un dragon il y a de cela des millénaires et que la poussière d'ici était en grande partie constituée d'ossements draconiques. On raconte aussi que l'ossement ne serait pas totalement, à cent pourcents, vide de vie.

Pour travailler dans un tel endroit, mon armure Boros constitue un atout indispensable, bien qu'il ne faille pas sous-estimer la furtivité. Je porte un manteau gris-rouge, de la même couleur que la poussière. Os de dragons ou non, elle s'infiltre partout et je me sens tout terreuse. Mais la poussière n'est pas la seule chose qui me met mal à l'aise. Impossible de ne pas remarquer cette présence Gruul, désireuse de démolir tout ce qui a mis tant de temps à être bâti. Les enfants y sont sauvages, avec pour seuls vêtements un simple assemblage d'ossements et de lambeaux de cuir. Un ogre saoul trébuche derrière moi puis tombe, démolissant une carriole d’encens. Je tente de trouver des qualités à toutes ces personnes, mais en vain. L’envie de les verbaliser me démange, mais il faut que je reste focalisée sur la recherche de mon informateur.

Au marché, je surprends une gamine Gruul dérober un melon d’un étal. Le marchand vocifère. C’est un vieux Viashino fébrile qui ne réussirait de toute manière pas à se lancer à sa poursuite. L’enfant passe en courant à mon niveau et je l’attrape par le bras. Je la serre fort et elle me regarde avec les yeux d’un sanglier pris au piège.

« C’est mal de voler », la réprimandé-je. « Tu fais honte à ta cité. À ta famille. À toi-même. » J’essaie de m’énerver mais son bras est si fin que j’ai l’impression qu’il va se libérer de ma poigne. Je relâche légèrement. Elle me grogne dessus, me montrant les crocs. Et, pfiou, quelle odeur. Mais quelque chose me tracasse, et je n’arrive pas à me résoudre à récupérer le fruit.

Je soupire et la laisse partir. Elle me nargue et s’enfuit, serrant fort son précieux butin et le regard alerte. Je sors quelques zigs de ma bourse et indemnise le maraîcher.

Il ricane et s’humecte un œil avec sa longue langue. « Vous savez ce qu’on dit », croasse-t-il, « défiez un Gruul et vous aurez des ennuis pour la journée ; nourrissez un Gruul et vous en aurez toute votre vie. »

J’acquiesce. Heureusement pour moi, je ne serai dans le coin que pour la soirée, et elle ne me posera pas plus de problème que ça. Je presse le pas. Il ne me faut que peu de temps pour localiser le bunker, dissimulé derrière des plantes envahissantes et des enchantements sauvages de cendreliane qui érodent lentement la façade. L’endroit a presque l’air oublié, à l’exception d’une infestation de jeunes hydres dont la taille ne dépasse pas celle de ma main. Quelques-unes me crachent dessus. Je m’écarte, mais quelques gouttes de leur salive écumeuse retombent sur ma botte. L’acide n’est pas suffisamment puissant pour la trouer, mais de petites éclaboussures blanches se développent sur le cuir foncé. Le protocole voudrait que je signale immédiatement ces hydres, mais elles ne sont pas près de changer d’endroit, contrairement à mon informateur.


Territoire des Gruul | Illustration : John Avon



J’entre dans le bunker. La lourde porte en métal grince en se fermant derrière moi et je prends ma première bouffée d’un air froid et renfermé. Il fait sombre, et il me faut un moment pour que mes yeux s’habituent au peu de lumière. Au bout d’un moment, je peux apercevoir un escalier devant moi. Je m’engouffre vers les étages inférieurs en suivant la rambarde branlante. J’atterris dans une large pièce dont le sol est en terre compacte. On y distingue plusieurs tables et chaises industrielles éparpillées, des landaus entassés dans un coin, et des secrétaires, qui devaient autrefois être bien remplis, désormais vides et grand ouverts.

Un homme hagard et qui semble usé par le temps est assis à l’une des tables, devant un plateau de jeu hexagonal de Clans et Légions. Ma gorge se noue instantanément. Mon père m’avait appris à y jouer à son premier retour du champ de bataille. Le combat l’avait endurci, mais il était encore relativement joyeux à l’époque. C’était un bon moyen de passer du temps tous les deux, assis face-à-face sans avoir trop besoin de parler.

« Vous avez des informations pour moi ? », demandé-je comme si je m’y étais préparée toute ma vie. Je n’arrive pas à croire que cet homme soit assis là. Cela veut dire que j’ai déchiffré le message caché et que je l’ai trouvé, et que ce n’était pas juste une conspiration que je me serais inventée.

« En effet », me répond-il, sa voix rugueuse laissant apparaître toute sa fatigue. « Mais d’abord, jouons. »

« Je crains d’être un peu rouillée ». Je m’approche calmement. Je ne peux pas me permettre de l’effrayer. Je m’assois à la table face à lui et le dévisage. Bien qu’il fasse sombre, je peux distinguer des taches de décoloration remontant de son cou jusqu’à ses tempes, comme des cicatrices estompées. Intéressant. Les apothicaires Wojek étaient connus pour se faire de l’argent en effaçant les tatouages des déserteurs Gruul, mais les sorts pour désenchanter l’encre étaient plus puissants que ceux utiliser pour l’appliquer à l’origine. Désormais, j’ai une meilleure idée de la personne à qui je m’adresse.

Les pions devant moi sont noirs et je joue donc en premier.

Il fait tournoyer son doigt, et un pion de soldat glisse sur le plateau. Serait-ce un mage ? Au-delà des observations élémentaires, on peut apprendre beaucoup d’une personne à sa façon de jouer à Clans et Légions. La première fois que j’avais battu mon père – et pour de vrai, pas l’une de ces victoires qu’il me concédait par pitié – j’avais été si fière. La fois d’après, il avait renversé le plateau. Je tremble en saisissant le pion de clerc. C’est un coup sûr, mais prévisible.

« Auriez-vous un nom par lequel vous appeler ? », demandé-je.

« Brazer, si cela vous chante, Wojek Weslyn. »

« Vous pouvez m’appeler Ossett. » Je réduis la distance entre nous pour instaurer un climat de confiance. Je l’observe déplacer son pion d’ange d’un mouvement de doigt, le laissant entièrement à découvert. Un leurre ? Je veux à tout prix en savoir plus, mais il est trop tôt. J’ignore l’audace de son coup et le contre avec un chevalier céleste. Un coup aussi basique qu’ennuyeux. « Vous jouez souvent à Clans et Légions ? », questionné-je plutôt. « J’ai participé à plusieurs compétitions quand j’étais plus jeune. »

« Nous n’avions pas ça, là où j’ai grandi. »

« C’est bien dommage. Les enfants qui y jouent développent une grande rigueur. » Je me rends compte que je n’aurais pas dû dire ça à la façon dont ses lèvres se pincent. Je fais marche arrière. « Mais vous savez, il y a aussi un peu de beauté dans tout ce chaos. Mon père m’a un jour dit qu’il existait plus combinaisons possibles lors d’une partie à quarante coups que de poils sur chaque être vivant sur Ravnica. »

« Vraiment ? », me répond Brazer, les sourcils levés. « Je n’y avais jamais songé. »

Je déplace mon ange pour le sacrifier. Je pourrais toujours continuer la partie sans elle, mais ce n’est qu’une affaire de minutes avant qu’il n’anéantisse mon armée entière. Brazer élimine mon ange avec un de ses soldats, mais sans placer le pion dans son cimetière. À la place, il lève les yeux vers moi. La douleur derrière ses yeux las me frappe. Il est prêt à parler.

« Que voulez-vous me dire, Brazer ? », lui demandé-je. « Je vous écoute et garderai tout ce que vous direz strictement secret. »

« Il y a un espion au sein de la Légion Boros. »

« Bien. Pouvez-vous me dire qui est-ce ? »

Il acquiesce. « Mais avant tout, je veux qu’une prisonnière de Porteguerre soit libérée. Relâchez-la, et l’information vous sera délivrée demain au marché, au coucher du soleil. » Il me tend une note sur laquelle est inscrite un nom. Baas Solvar. Je n’en ai jamais entendu parler, ce n’est sans doute pas un de nos prisonniers politiques de renom.

« Je suis disposée à vous aider, Brazer, mais ce genre de chose prend du temps. Il y a une procédure stricte. Il faut déposer des demandes d’autorisation, qui doivent ensuite être validées. »

« Savez-vous combien de parties à trois coups de Clans et Légions il existe ? », me demande Brazer.

J’acquiesce. Tout le monde le sait. « Une seule. La Folie de Razia. Mais votre adversaire doit pratiquement être de connivence avec vous pour arriver au bout. »

« Hmmm, hmmm. Corruption. Extorsion. Faveurs. Vous êtes une joueuse, Ossett, mais ce n’est assurément pas un jeu. »

Ma tête reste parfaitement immobile, même si je meurs d’envie de la secouer. Il n’y a rien d’honorable à corrompre la justice. Mais ce serait pire de laisser un traître parmi la Légion Boros, d’autant plus avec les tensions grandissantes. Dans la Légion Boros, tout est soit noir, soit blanc. Il n’existe aucune nuance de gris : nous priverons une personne de sa liberté pour des crimes pas encore commis, nous épargnerons la vie d’un soldat pour entretenir la paix à Ravnica, nous punirons un enfant affamé qui aura volé de la nourriture. C’est notre plus grande force, mais aussi une de nos plus grosses faiblesses.

« Je vais voir ce que je peux faire. »

____________________



Je travaille jusque tard pour préparer les formulaires de libération de la prisonnière. Baas Solvar, arrêtée lors d'une émeute Gruul. Pas d'antécédents. Tout porte à croire qu'elle se trouvait au mauvais endroit au mauvais moment. L'affaire est simple, vraiment. Un petit dessous-de-table à l'assistante du Sergent Skormak et elle s'occupait de glisser le formulaire de libération dans la pile des documents à signer. Je suis sûre que mon ancien supérieur ne m'en voudra pas. Il m'avait dit à quel point il voulait me voir réussir, que je le rende fier. Il est coincé à l'Annexe Quatre depuis quasiment aussi longtemps que moi, et il sait quel accomplissement c'est que d'en sortir. Dès demain matin, j'irai apporter moi-même le dossier au Pénitencier de Porteguerre, pour éviter deux jours supplémentaires de lenteur administrative, et à midi, Baas Solvar sera libr–

Mon regard s'arrête sur le formulaire. Quelque chose me saute aux yeux, quelque chose de mauvais. J'essaie d'en faire abstraction. De ne pas la voir, tout comme la personne qui a fait remplir ce formulaire ne l'a pas vu. Mais on dirait que ces choses que j'essaie de ne pas remarquer sont celles qui sont le plus remarquables. Baas Solvar n'est pas son nom complet. C'est Baas Solvar Radley. Sans doute reliée à Govan Radley, le maraudeur des Éboulis qui avait lancé un sort de chaos de masse au Marché de la rue d'étain. Les clients s'étaient retrouvés pris d'une soudaine folie enragée et s'étaient mis à se frapper, utilisant la nourriture et les marchandises comme des armes. Vingt-quatre morts. Cent-soixante-seize blessés. Je glisse la feuille au milieu des autres, mais je n'arrive pas à l'ignorer. Mon cœur s'emballe. Qu'est-ce qui constitue le plus une menace ? Quelqu'un dont nous savons qu'elle veut nous attaquer de dehors, dans la rue, ou un inconnu essayant de nous démanteler de l'intérieur ?

« Tu fais des heures supplémentaires, Wojek ? », me lance Aresaan, sa main sur mon épaule. « On peut toujours compter sur un minotaure pour travailler deux fois plus longtemps, mais deux fois moins efficacement, hein ? »


Lumière de la Légion | Illustration : Alex Konstad



« Pour l'amour de Tajic », rouspété-je, la repoussant. « Tu n'as pas des recrues potentielles à qui essayer de refiler tes “pouvoirs” ? ». Je vide mes poumons, comme un réflexe, et me tourne vers elle. C'est comme de regarder le soleil sans se soucier un instant que vos yeux sont en train de brûler. Sa posture est agressive, les bras croisés et la bouche pincée. Dommage qu'elle ne le reste pas plus longtemps.

« Pour ton information, j'ai enrôlé vingt-sept imbéciles aujourd'hui, tous impatients d'aller donner leur sang sur le champ de bataille. »

« Impressionnant. Et donc, quand tu recrutes, c'est plutôt facile ou bien est-ce que tu bats de l'aile ? » J'esquisse un sourire narquois tandis que l'arrogance dans son regard s'estompe. Soudain, elle agite ses ailes, emprisonnées par des fils rasoir. Ça ne doit pas être très confortable. Je soupire. Elle ne méritait pas ça. Enfin, peut-être le méritait-elle, mais ce n'était pas à moi de m'engouffrer sur ce genre de chemin. « Va-t-en, s'il te plaît. Je suis en plein milieu de quelque chose. »

« Quelque chose d'important ? »

« Quelque chose qui ne te regarde pas. Je commence à comprendre pourquoi on t'a bannie du Parhélion. »

« Eh, oh », dit-elle en levant les mains. « Je n'ai pas été bannie... Juste mutée. Et cinquante ans, ce n'est rien pour un ange. Je me tourne juste les pouces, en attendant que quelqu'un fasse pire que moi, et ça risque de ne pas tarder vu comment Aurélia gère tout ça. Quant à toi, tu vas aller faire mumuse avec les Wojeks, tentant de te faire un nom, jusqu'à ce qu'éventuellement, tout le monde se rende compte de l'imposteur que tu es et se demande pourquoi on t'a promue là. Tu seras de retour ici avant cinq ans, je le garantis. »

« Tu ne connais foutrement rien de mes aptitudes. »

« Surveille ton langage, Wojek ! », me réprimande-t-elle, un léger sourire sur les lèvres. « Quel honneur dans une bouche souillée ? »

« Dégage, Aresaan. » Je détourne mon attention d'elle, puis elle finit par s'en aller. Je regarde le dossier. Il a l'air bien plus lourd dorénavant. Qu'en serait-il de ma carrière si je n'arrivais même pas à remplir ma première mission ? Ce n'est pas compliqué. Je n'ai même pas à mentir. Il faut juste que j'ignore la vérité.

____________________



Baas Solvar est libre. Je l'ai regardée passer le portail de la prison moi-même, l'estomac serré. Je me dirige maintenant calmement vers le marché. Le soleil est encore loin de se coucher, mais je suis venue tôt, au cas où. Brazer va se montrer. Il ne faut pas que j'en doute. Pas encore. Tout comme cela prend quelques minutes à nos yeux pour s'habituer à l'obscurité, cela demande du temps à l'esprit pour s'habituer à distinguer les nuances de gris.

Je remarque l'enfant d'hier, fixant une miche de pain posée trop près du bord d'un étal. Je me précipite devant avant qu'elle ne prenne la décision de le voler, ouvre ma bourse et met cinq zigs dans la paume de sa main. « Ce n'est pas comme ça que ça marche, tu le sais, ça ? Il y a des gens qui attendent d'être fiers de toi. Mais il faut faire des choix, même quand c'est difficile, d'accord ? Demande de l'aide quand tu en as besoin. Tu es une gentille fille. »

Le visage de la gamine s'éclaircit et une étincelle s'allume dans ses yeux. « Kahti, gentille », dit-elle, pressant sa main contre son buste. Sa voix est rocailleuse, presque comme un rugissement.

« Oui. Oui, tu l'es. Kahti est gentille. » Elle ouvre les bras et m'enlace.

« Kahti gentille », me murmure-t-elle à l'oreille. « Très gentille ». Elle me sourit à nouveau et part en courant.

Je suis prise d'un doux sentiment, moi aussi. Puis je remarque que ma bourse n'est plus là.

Gênée et en colère, j'attends que mon informateur se montre, chaque instant faisant grandir mes doutes. Ai-je fait libérer une dangereuse maraudeuse... pour rien ?

Deux heures après que le soleil s'est couché, je me rends à l'évidence. Je retourne vers le bunker, m'attendant presque à ne pas le trouver, espérant que ce n'était qu'un rêve étrange, mais non, il est bien là, avec les hydres et tout. Mes yeux s'habituent plus rapidement cette fois-ci. Je dévale les escaliers en béton, en espérant trouver un indice ou un message caché.

Mais je n'y trouve que le corps sans vie de Brazer, là où je l'avais laissé hier, une entaille le long de la gorge. Le plateau de jeu est rouge de sang et tout gondolé. Quelques empreintes d'un rouge sombre se dirigent vers l'extérieur du bunker. Les pions sont exactement à la même place qu'hier, et il a donc dû être tué juste après que je suis partie. J'essaie de trouver plus d'indice, mais je tremble trop pour me concentrer. Il faut que je prévienne la Légion, quoi qu'il m'en coûte.

Je me tourne vers la sortie, mais...

Je pivote pour examiner le plateau. Il manque une pièce. Mon ange. Elle aurait dû être là où je l'avais laissée. Je rassemble mon courage pour manipuler le corps affaissé de Brazer. Aucune pièce dissimulée sous lui, ni au sol. Je regarde partout. Celui ou celle qui l'a tué est reparti avec le pion.

Je cours vers Solcastel, aussi vite que je peux, mais juste avant d'arriver à la Porte, je suis interceptée.

« Woh, woh, woh, Wojek », me lance Aresaan comme si elle essayait de faire rentrer un cheval dans son box. Elle me saisit par les épaules, me regarde de haut en bas et constate mon état de panique. « Qu'est-ce qu'il t'est arrivé ? »

« Je n'ai pas le temps pour tes bouffonneries, Aresaan. Quelqu'un a été tué. »

« Sérieusement ? »

« J'ai l'air de plaisanter ? Je lui montre mes mains, le sang commençant déjà à se mêler à ma fourrure.

« Merde, Ossett, je ne m'étais pas rendue compte... » Elle me conduit de l'autre côté la Porte, et je trébuche presque contre mes propres sabots. « Il faut le signaler. Je sais que je n'ai pas été la plus cordiale des collègues, mais je peux t'accompagner si tu veux... »

Je grommelle. Je ne veux pas d'elle avec moi, mais je ne veux pas y aller seul non plus. « Bon », dis-je. « Mais tâche de ne pas être trop... » Je gesticule devant elle, « … toi-même. »

Je m’étais toujours sentie toute petite devant Solcastel, avec ses tours en pierre massives, telles des poings frappant le ciel. Mais cette fois-ci, je me sens encore plus petite. Les flammes de la justice brûlent haut dans leurs bûchers, éblouissant la tromperie et les menaces à l’ordre et à l’unité. Elles peuvent illuminer les rues, mais elles sont loin d’être assez puissantes pour atteindre les ombres qui résident dans mon cœur. Nous sommes saluées par un bataillon de la Garde de Solcastel, posté devant les portes à encadrures d’argent. Beaucoup des gardes sont des géants, musclés et entièrement torses nus, à l’exception de quelques sangles nécessaires. Tout l’argent économisé sur l’achat des tenues de ces brutes a clairement été utilisé pour acheter les énormes masses qu’ils brandissent. Je résiste difficilement à l’envie de fuir. Puis, deux gardes s’approchent de moi. Là, je suis trop pétrifiée pour m’enfuir, même si je le voulais.


Solcastel, forteresse de la Légion | Illustration : Martina Pilcerova



« Ossett Weslyn ? Vous êtes attendue pour un interrogatoire », me dit un des gardes, dont le pouce et l’index sont si grands qu’ils pourraient faire le tour de mon biceps.

 

« Attendez, quoi ? C’est à propos du dossier Baas Solvar ? Écoutez, je me doutais qu’il pouvait poser quelques difficultés, mais je n’étais pas sûre, et je n’avais pas vraiment le temps de m’en assurer, et, et… »

« Vous êtes soupçonnée d’avoir gravement empoisonné le Sergent Embrel Skormak, le Second Lieutenant Devin Sidian et le Ghildmage Rook Atalay. »

Mon chef, la cheffe de mon chef, et son chef. Je secoue la tête. « Non, ce n’est pas moi. Je ne ferais jamais ça ! Dis-leur, Aresaan, que je ne pourrais – » Je me retourne, à la recherche d’Aresaan, mais elle est introuvable. « Aresaan ! », crié-je. C’est un ange, donc je sais qu’elle peut m’entendre quand je crie son nom. À moins qu’on ne lui ait enlevé ce pouvoir également.

Un autre garde, une minotaure portant une imposante armure couverte d’or, me fouille et vide mes poches. Ma bourse. Elle l’ouvre, en sort l’invitation à la réception ainsi que le pion d’ange manquant. Elle le renifle, le retourne, et commence à dévisser le haut du bas. Il y a du liquide à l’intérieur. « Du poison Golgari, je vois. Quelques gouttes suffiraient à abattre un géant, sans problème. » Elle l’écarte loin de son visage pour le revisser.

« Il n’est pas à moi, je le jure ! »

« Et donc, aucune chance que je trouve une empreinte à toi dessus ? », me demande-t-elle.

« Non ! Enfin, si. Je l’ai touché. Je jouais à Clans et Légions. Mais je n’avais absolument aucune idée du fait qu’il contenait du poison ! »

« Dit la génisse avec du sang plein les mains », mugit le géant, me poussant en avant. La minotaure lui lance un regard mécontent, mais il le rate. « Deux commandants brillants sont morts par ta faute. J’imagine que tu peux as un alibi concernant l’endroit où tu te trouvais durant la cérémonie d’hier ? Un témoin ? Peut-être ton adversaire ? »

« Non, il est… » Je me mords la lèvre. « Écoutez, j’étais invitée à la cérémonie, mais l’invitation n’en était pas une, vous voyez ? C’était en réalité un message codé pour que je retrouve un informateur. Vous voyez comme le filigrane est inversé, et que le soleil a un rayon supplémentaire ? »

La minotaure examine l’invitation. « Pour moi, c’est le symbole normal. Un poing gauche. Et neuf rayons. »


Intégrité // Interposition | Illustration : Ben Maier



Je fais non de la tête. « Ça ne peut pas être vrai, je l’ai vu ! » Je cligne des yeux, mais j’ai beau essayer de toutes mes forces, cette chose dans ma tête qui amenait de l’ordre dans tout ce chaos a disparu. Ce n’est rien de plus qu’une banale invitation avec un en-tête Boros. « Ce n’est pas moi. Il y a un traître parmi nous ! »

Mon esprit est tout retourné, mais je sais qu’il y a dorénavant trois postes de haut rang vacants, et que la Légion Boros promeut toujours de l’intérieur. Ce qui signifie que le véritable tueur va grimper dans la hiérarchie.

Puis tout s’éclaire : Aresaan. Elle était là quand j’ai lu l’invitation qui n’en était pas une. Elle a pu solliciter l’aide d’un mage de l’esprit Dimir pour tordre mon esprit et me faire voir quelque chose qui n’était pas là. Elle a pu acheter un élixir Golgari au marché noir et pactiser avec cette enfant Gruul pour voler ma bourse, et puis… et puis… elle a pu le remettre dans ma poche quand elle m’a interpellé à l’instant. Qui sait jusqu’où s’étendent ses alliances, à force de parcourir les guildes et les années. Qui sait depuis quand elle fomente ce plan, attendant le moment propice. La Légion Boros a été tant obsédée par l’ordre ces derniers temps, bien plus que d’habitude. Impossible de passer un coin de rue sans croiser un soldat de fourrure et d’armure, pas une semaine ne passe sans qu’il y ait un défilé en l’honneur de telle ou telle garnison qui s’est illustrée sur le champ de bataille. Ils essaient toujours plus de mettre en avant la solidarité et la force, et n’arrivent même pas à voir à quel point nous sommes vulnérables au chaos en réalité ; comment un ange méprisé qui voulait intégrer le Parhélion m’avait instrumentalisé, et puis…

Et… Minute.

La toile des possibilités se tisse dans ma tête, comme les combinaisons de parties de Clans et Légions. Les parties peuvent durer pour l’éternité, mais la majorité sont rapides et simples. Plutôt que de me concentrer sur le chaos, il faut que je me concentre sur l’ordre. Je regarde du côté des parties en trois coups. La plus simple des explications.

« Attendez, vous m’avez dit qu’il y avait eu trois empoisonnements, mais seulement deux décès ? », demandé-je au géant.

Il baisse les yeux vers moi. « Le Sergent Skormak a eu la chance de s’en tirer. Une douzaine de shamanes l’ont pris en charge durant toute la nuit. »

« Vous me dites que le poison a tué un minotaure et un géant, mais pas un sangpyre ? »

« Peut-être que les potions létaux ne marchent pas très bien sur les sangpyres, je ne sais pas. »

Hmmm. Elles ne marcheraient probablement pas très bien sur quelqu’un qui n’était de toute façon plus trop vivant, qui aurait dû s’éteindre il y a des années. Cela n’arrêterait pas l’effusion de compassion, cela dit. Ils le laisseraient se reposer, pour s’assurer qu’il aille bien, puis il serait de retour au travail… toute cette sympathie, et personne qui n’y réfléchisse à deux fois avant de le promouvoir. Il serait muté à Solcastel, avec un poste tranquille. Mais en aucun cas n’aurait-il pu y parvenir seul. Un sangpyre hors du champ de bataille attirerait trop l’attention. Il avait besoin de quelqu’un qui fasse les déplacements en ville, sans se faire remarquer. Qu’on avait l’habitude de voir dans la rue.


Illustration : Wesley Burt



J’observe la minotaure. Ses grosses mains touffues capables de manipuler d’énormes matraques semblent aussi suffisamment habiles pour glisser une bourse dans ma poche. Je regarde ses bottes. Du cuir foncé, marqué de petites tâches blanches de salive d’hydre. Elle s’est rendue au bunker. C’est elle qui a tué Brazer.

« Vous ! », lancé-je. « Skormak est derrière tout ça et il s’est empoisonné lui-même pour passer pour une victime. Vous êtes de mèche avec lui ! »

Le géant rechigne devant le regard accusateur de son compagnon de garde et m’agrippe plus fort. « Tu ferais mieux de te faire et d’attendre que ton conseil n’arrive. » Il me pousse en avant.

« Vous devez me croire. C’est une meurtrière », dis-je en voulant le convaincre. Ce n’est pas impossible qu’il travaille avec elle, mais je tente quand même le coup. « Skormak m’a utilisée pour être promu à Solcatsel. Et votre partenaire, là, est avec lui. Peut-être que vous l’êtes aussi, d’ailleurs. »

La minotaure frappe du sabot. « Jamais je ne ferais quelque chose d’aussi peu honorable ! »

« Si tu peux le prouver, alors la vérité finira par se savoir. », me répond le géant.

« Si vous me conduisez à Porteguerre, plus personne n’entendra jamais parler de moi. Regardez ! Regardez, il y a des marques de salives des hydres qui se trouvent au bunker où j’ai rencontré l’informateur. » Je pointe mes propres bottes. « Ce sont les mêmes que sur les siennes. Et son uniforme est plein de poussière. »

« Il y a de la poussière sur ton uniforme », dit la minotaure. « Et sur mon uniforme. Et sur son uniforme aussi… », ajoute-t-elle en pointant son collègue.

« Certes, mais cette poussière… elle vient des Éboulis. Et d’un endroit très spécifique, juste à côté de la dixième circonscription. »

« Ça va être compliqué à prouver, ça », dit-elle en jubilant, « … coincée au fin fond de Porteguerre. »

« Personne ne va nulle part », réplique-t-on. C’est Aresaan. Elle est revenue, se sentant sans doute coupable de m’avoir abandonnée. Ou, et c’est plus probable, elle ne pouvait résister à l’envie de voir mes plans de carrière se consumer de manière aussi spectaculaire. « Tu es sûre de ce que tu avances, Ossett ? »

« Absolument. Je n’ai jamais fait ce qu’ils me reprochent, Aresaan. Tu me connais. »

« Dans ce cas, je peux le prouver. », dit-elle en formant des cercles avec sa main pour invoquer des flammes blanches dans sa paume. Elle projette une boule de feu sur la minotaure. Elle l’entoure, mais sans la toucher. Peut-être que les histoires larmoyantes d’Aresaan sur le fait qu’elle était un ange déchu n’étaient pas si vraies que ça. Sa magie est puissante. Elle est imprégnée d’un sort de soin, et plutôt que de réduire la garde en cendres, elle fait tournoyer la poussière, qui prend la forme d’un dragon. La silhouette poussiéreuse se tord comme une apparition. « De la poussière des Éboulis, hautement composée d’os de dragon », dit-elle, confiante.

« Vous pouvez nous expliquer ? », lancé-je au garde.

« J’ai juste… C’est un – », bafouille-t-elle. La tête en acier du gigantesque marteau du géant est pointée sur elle, incandescente comme si elle venait de passer 20 minutes dans les feux de la forge.

Elle lance le pion d’ange au sol, qui se brise en deux et répand l’élixir mortel au sol. Aresaan y lance un autre sort de feu, et le liquide s’évapore avant de n’avoir pu nous affecter. Quand nous reprenons nos esprit, l’espionne a filé.

« Il ne faut pas la laisser s’enfuir ! », crie Aresaan.

« Ce n’est pas après elle que nous en avons », réponds-je. « C’est Skormak. C’est lui qui est derrière tout ça. »

Et vu comment Aresaan me regarde, cela ne fait aucun doute. J’ai gagné la confiance d’un ange, et même si nous ne serons jamais son égale, elle me considère presque ainsi, maintenant. Elle qui était auparavant d’une beauté radieuse se transforme alors en quelque chose d’autre, d’absolument effrayant. Les fils rasoirs se fragilisent alors qu’elle presse ses ailes contre eux, et elle finit par les déployer entièrement, comme un étirement après des décennies de sommeil. Ses plumes blanches sont longues et délicates, mais elles regorgent également de pouvoir, indéniablement.

« Je t’ai mal jugée, Wojek. Viens avec moi, que l’on fasse la lumière sur tout ça. S’il y a un espion parmi nous, c’est notre devoir que de restaurer la justice. » J’agrippe son bras et me retrouve enveloppée par son corps. D’un battement d’ailes, nous filons à toute vitesse. En un rien de temps, nous voilà revenues à l’Annexe Quatre, postées devant le bureau de Skormak. Il s’y trouve également, en train de rassembler ses affaires.

« Prêt à déménager ? », lui demandé-je. Il sursaute et les flammes sur sa tête crépitent.

« Vous avez l’air en pleine forme pour quelqu’un qui vient d’échapper à la mort », ajoute Aresaan, se tenant derrière moi. Elle me laisse maître de la situation.

« L’Annexe Quatre n’était pas assez bien pour vous, c’est ça ? », dis-je. « Vous vouliez plus, et vous étiez prêt à tout pour ça. »

« Vous savez combien d’élémentaux sont en poste à Solcastel ? Je peux les compter sur les doigts d’une main. » Il lève trois doigts, tous enflammés. « Trois sur des milliers. Ce n’est pas parce que nous ne sommes pas nés mais que nous avons été invoqués que nous sommes incapables de nous hisser à de hauts rangs. Ils renient notre sentience, ils refusent de nous donner des noms, mais en vérité, nous sommes bien plus que de simples zélotes incontrôlables voués à rester au front. »

« Vous avez tué deux personnes », lui rappelé-je. « Ce n’est pas ce que je qualifierais de contrôlable. »

« Aresaan en a tué quinze-mille, et tout ce qu’elle a eu, c’est une tape sur le poignet. Deux poids deux mesures. Regarde autour de toi, Ossett. Mensonges, trahisons, injustice. Voilà sur quoi repose notre Légion. »

« Wojek Weslyn », dis-je.

« Pardon ? »

« C’est mon titre. Utilisez-le. »

Skormak ricane. « Tu n’aurais jamais eu ce titre si ça ne m’avait pas servi, espèce de génisse arrogante. »

La partie a atteint son dénouement, et je prononce la phrase qui m’a toujours remplie de ce grisant sentiment depuis ma première victoire de Clans et Légions. « Vous êtes défait, Skormak. »

Il lève un sourcil fumant. « Huh – »

Je penche ma tête, cornes en avant, et m’abats sur lui avec toute ma force. Il est projeté contre le mur, enflammant au passage les feuilles sur son bureau. Je n’aurais jamais imaginé faire ça. Peut-être est-ce à cause du choc, ou bien est-ce parce que je l’ai remis à sa place, mais ses flammes sont moins éclatantes.

« Je m’en occupe, Wojek », me dit Aresaan. Elle libère un élémental aqueux d’urgence depuis le mur d’à côté et le lance sur Skormak. Les deux élémentaux s’entrechoquent et de la vapeur envahit la pièce. Mais rapidement, tant le feu sur le bureau que celui sur le corps de Skormak s’éteignent. Il fume comme une mèche pincée, puis se désintègre, laissant derrière lui un tas de cendres mouillées et une armure carbonisée.


Inversion // Invention | Illustration : Mathias Kollros



« Merci, Aresaan », dis-je. « Peut-être que je t’ai sous-estimée, toi aussi. »

« Nan, on n’a que ce qu’on mérite. » Elle hausse une épaule, ses ailes serrées derrière elle, et sa radiance revenue à la normale.

Je ne sais pas ce qu’elle a en tête ni ce qu’elle cache, mais Aresaan est bien plus que ce qu’elle veut laisser paraître. « J’imagine qu’on n’aura plus trop l’occasion de se voir, maintenant que tu fais partie de l’Annexe Wojek », me dit-elle. « Félicitations. Vraiment. Tu le mérites, Wojek Weslyn. »

Je souris, ajuste mon écharpe et replace mon médaillon. Wojek Weslyn. Je ne m’en lasserai jamais.

*

* *


 

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Envoyé par dji-m le Mardi 30 Octobre 2018 à 22:36


Merci pour tout ce travail. C'est parfait.


Superarcanis

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Envoyé par Superarcanis le Mercredi 31 Octobre 2018 à 16:32


Merci. La version pdf apporte un vrai plus, en effet.

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Envoyé par SirMalo le Mercredi 31 Octobre 2018 à 20:40


Merci à vous deux ! C'est vrai que la version PDF est plus agréable à lire, du coup j'en ai fait pour les deux premiers récit : ici et .

Et je me lance sur la quatrième dès ce soir 

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Envoyé par Superarcanis le Dimanche 02 Décembre 2018 à 16:05


On veut la suite !

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Envoyé par SirMalo le Jeudi 20 Décembre 2018 à 11:42


Je suis dessus ! Désolé, ma période de grand calme au travail a subitement pris fin, et avec le boulot, je n'arrivais plus à trouver le temps de m'y mettre.
La story golgari est en route, et j'espère pouvoir vous offrir la traduction pour la guilde de Selesnya avant la fin de l'année, ce qui devrait être jouable étant donné que je suis en vacances à compter du 28.

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Envoyé par SirMalo le Vendredi 28 Décembre 2018 à 12:27


Bonjour à toutes et à tous ! Me revoilà après quelques semaines d’absence avec, comme promis, le quatrième chapitre de nos aventures urbaines des Guildes de Ravnica. Cette fois-ci, nous suivons un fermier kraul désireux de devenir nécromancien au cœur de la Citerraine…
 
Lien vers le PDF
 

*
*     *


 

Les moments précieux de la mort


 

Par Nicky Drayden | Traduit par SirMalo


 
 
J’enfonce mon bâton dans le sol spongieux et me tiens prêt à examiner les chapeaux renversés des champignons nids d’oiseaux — les plus convoités chez les shamanes Golgaris cette saison. Seules trois fermes à putréfaction ont réussi à en cultiver, et la nôtre était la première. Même les spécimens les plus ternes partent au moins à un zino l’unité. Celui-ci a une impressionnante teinte bronze-dorée et contient une demi-douzaine de sphères turquoises semblables à de petits œufs, mais il n’ira pas orner les robes élaborées de la Citerraine. Je le garde pour ma collection personnelle.
 
J’extrais une fiole de ma sacoche de récolteur et agite l’élixir vert-lichen jusqu’à ce qu’elle se mette à luire. Je la retourne et laisse tomber une unique goutte sur le chapeau du champignon. Elle y reste un petit moment, comme une parfaite perle de rosée, puis une toile de mèches blanches se met à pousser, enveloppant le fongus dans un cocon magique qui le protégera durant les prochains semis. Je vérifie la dureté de la coquille en tapotant avec ma patte, puis la range dans un compartiment soigneusement préparé dans ma sacoche.
 
Le chant des insectes résonne contre les murs abîmés du canal qui longe notre ferme et se perd dans le ciel de la nuit. La symphonie de criquets, de cicadelles et de sauterelles fait écho au brame rugueux d’un goliath de Mortepont au loin. Même quelques uns de mes frères et sœurs s’y joignent. J’entends les trilles mélodiques des ailes de Razi s’élever au-dessus des autres. C’est la meilleure chanteuse de notre famille. La préférée de notre Mère depuis le jour où nous avons éclos, même si elle ne l’a jamais avoué.
 
Soudain, la musique portée par le vent change, passant des mielleux appels à l’amour des bordures du territoire Golgari aux stridents et saccadés sifflets de la Citerraine, annonçant un événement — une nouvelle liche a été nommée. Je regarde au-delà de notre vaste ferme à putréfaction. Tous les membres de ma fratrie se sont arrêtés de travailler aussi, espérant profondément entendre la même chose : que la nouvelle liche est un kraul. Comme nous. Mais non, encore un elfe. Ma tribu se remet au travail, tandis que je me focalise sur le reste du message : la liche cherche un apprenti avec une appétence pour l’identification des champignons et un intérêt certain pour la nécromancie.
 
« Pourquoi voudrais-tu travailler pour un elfe ? », me demande Razi plus tard dans la soirée, après que les champs ont tous été entretenus et que nous sommes retournés auprès de la rassurante étreinte de Mère. « Ils revêtent des morceaux de nous dans les cheveux, peignent des yeux sur leurs visages pour ressembler à des insectes, et à chaque fois qu’il est question de gouverner… qui choisissent-ils à chaque fois ? »
 
« Et que fais-tu de Mazirek ? »
 


Mazirek, nécroprêtre kraul | Illustration par Mathias Kollros


 
« Mazirek ? Il s’agit d’un prêtre kraul parmi des douzaines de gorgones et des centaines d’elfes Devkarin. »
 
Je fais vibrer mes ailes l’une contre l’autre pour produire une amère note de mécontentement. Je sais que Razi ne pense pas ça de Mazirek. Elle n’a simplement pas envie de me voir quitter la ferme à putréfaction. Moi-même je serais en colère si j’apprenais qu’elle s’en allait chanter à la cour de Vraska.
 
« Tu es la meilleure en chant », lui dis-je. « J’arrive à peine à tenir une note. Ellin est la meilleure en vol », je plie mes ailes ; une d’entre elles est malformée. « J’arrive à peine à décoller. J’en connais beaucoup sur les champignons, mais c’est uniquement parce que Kuurik est un très bon professeur. La nécromancie pourrait être cette chose particulière à laquelle je pourrais consacrer ma vie. Un métier qui rendrait Mère fière de moi. »
 
« Elle est fière de toi. De nous tous. Ça se voit dans ses yeux. »
 
Je tourne les yeux vers les profondes et sombres orbites dans lesquelles se sont un jour trouvés les yeux de notre mère, mais je n’y vois aucune fierté, seulement du vide. Nous maintenons son exosquelette irisé poli et brillant, comme un repère lumineux visible de part et d’autre de notre ferme. Elle est l’ancre de notre famille. Elle est tout pour nous. A l’instant où nous avons éclos de nos œufs, nous nous sommes repus de ses organes internes, une viande douce et nutritive qui a permis à nos petits corps larvaires de grandir. Puis nous avons perforé sa carapace et avons tissé nos cocons sous son abdomen, et, pendant des semaines, elle a vigoureusement repoussé les prédateurs avec ses pinces. Enfin, nous avons émergé de nos cent-sept cocons et nous sommes nourris de ce qu’il restait d’elle jusqu’à ce que son exosquelette soit immaculé et que nous soyons suffisamment forts pour nous nourrir seuls. Désormais, sa carapace géante est notre abri quand le soleil brille, avec juste assez de recoins et de creux pour que chacun y ait une place. Mère a tout sacrifié pour nous. Comment pourrais-je ne pas vouloir la rendre fière ?
 
« Réfléchis-y, Bozak. S’il-te-plaît. On en reparlera demain soir. » Riza bâille, allongée dans un des mandibules de Mère. « Jusqu’à la mort, mon cher frère. »
 
« Jusqu’à la mort », réponds-je, à la fois pour lui souhaiter une bonne nuit, mais surtout un chaleureux adieu. Aussitôt que les rayons du soleil matinal illumineront les eaux ternes de notre canal, je rassemblerai mes cartes, mes journaux, mes fioles et ma sacoche de récolteur et je me faufilerai au-dehors pendant que mes frères et sœurs seront à rêver.
 


 
La splendeur de la Citerraine est saisissante, avec ses profonds tunnels de pierre aux entrées circulaires enveloppés de brume, tels des mâchoires béantes prêtes à nous dévorer tous. Mes compétiteurs ont revêtu leurs plus belles robes, côtelées avec des lamelles de champignons orangées et bleu sarcelle, et se sont parés de scintillants morceaux de carapace ayant autrefois appartenu à mes frères. Je serre mon bâton contre moi, ne me sentant pas habillé de manière adéquate avec ma plaque frontale en bronze, un modeste plastron décoratif et rien d’autre. La liche nous toise un à un, une pâle morte recouvrant sa peau. Ses yeux sont devenus vitreux et contiennent la marque d’humeur présente sur son front. Sa robe est une œuvre d’art formée de gracieuses toiles noires comportant trente-et-une espèces de fongus assemblés en une mosaïque flattant sa silhouette élancée, presque squelettique.
 
Nous sommes vingt-six, suffisamment braves (ou stupides) pour tenter d’identifier et de prélever quatre des plus dangereux champignons de Ravnica. Je me tiens droit, les antennes levées, chacun de mes genoux contracté… prêt à être le premier à revenir avec les quatre spécimens. J’ai apporté quelques élixirs supplémentaires afin de les y enfermer, dans la mesure où certains des spores dégagés peuvent entraîner paralysie, asphyxie, mort, ou pire encore.
 
« Seul l’un d’entre vous sera considéré comme suffisamment qualifié pour servir comme mon apprenti », dit la liche. « Vous devez vous montrer minutieux, rusé et rapide. Si vous veniez à périr, consolez-vous en vous disant que votre corps engendrera des générations de décomposeurs, dont l’engeance ira pourrir les étendues de la Citerraine pour les millénaires à venir. » Il laisse ensuite tomber un foulard tissé de la soie d’araignée la plus fine, pour signaler le début de la compétition.
 
C’est la première fois que je m’aventure loin de la ferme, et je suis assez peu familier avec la configuration de la Citerraine. Heureusement, la liche nous a gracieusement fourni une carte. La plupart des autres participants sont partis en trombe, mais un moment passé à examiner l’étendue du terrain m’économisera deux moments perdus dans les marécages. Mais alors que je trace mon parcours, un elfe me bouscule en passant et me fait déchirer mon délicat parchemin en deux. « Regarde où tu vas ! », crié-je, tout en émettant un juron kraul avec une vibration des ailes. Il se tourne brièvement vers moi, ses yeux dépassant à peine au dessus des épaisses épaulettes fongiques qui ornent sa cape d’un bleu criard. Bien que sa bouche soit couverte, le rictus dessiné par ses marques d’humeur me fait dire qu’il m’est rentré dedans volontairement. Peu importe.
 
Il est aisé de localiser les fongus-zombies. Ils sont certes mortels, mais pas si rares. Ils poussent généralement à l’ombre des mangroves, et il y en a une non loin de là selon la carte. Je fonce à travers les eaux saumâtres, évitant les lianes et me traînant en queue de peloton. Nous passons une herse en béton et débouchons sur un vaste marécage. La mangrove… elle est pour ainsi dire envoûtante. D’anguleux et épais troncs sont soutenus par des racines surélevées, formant une canopée entortillée qui ressemble plus à un maillage de verrous verts qu’à des feuilles. La majorité des participants sont déjà en train de scruter les racines ; c’est l’endroit idéal pour la pousse de fongus-zombies. Je me précipite pour les rejoindre avant que tous les spécimens ne soient ramassés, mais je remarque que quelque chose ne va pas. La mousse sur les arbres… elle est du mauvais côté. Et je suis sûr d’avoir vu une racine bouger.
 
« Des spectrebois ! » m’écrié-je, alertant la gorgone qui passait à mon niveau. Nous nous arrêtons tous les deux, faisons volte-face, puis nous mettons à courir dans la direction opposée, avertissant les deux elfes et un autre kraul qui arrivaient derrière nous.
 
On entend le craquement de vieilles branches et la succion des racines qui s’extraient du sol gorgé d’eau. Puis des cris. Beaucoup, beaucoup de cris. Puis le calme.
 
Nous courons sans cesse, jusqu’à atteindre l’opposée du marais et être passés à travers différents tunnels trop étroits pour des spectrebois. Nous nous arrêtons finalement, à bout de souffle et terrifiés.
 
« Bon, on ne peut décidément pas faire confiance à cette carte », dit la gorgone. Ses cheveux sont agités, mais je me risque à jeter un coup d’œil en sa direction, juste pour voir à qui j’ai affaire. Elle est jeune et sa peau est d’un vert olive. Ses yeux sont sages comme ceux de quelqu’un qui aurait trois fois son âge.
 
« Je n’arrive pas à croire que la liche nous ait préparé tout ça », dis-je.
 
« C’est bien le genre de ces abrutis d’elfes de Devkarin », lance l’autre kraul.
 
Les deux elfes présents grognent, sans doute peu habitués à se retrouver en sous-nombre. Ils s’énervent et lâchent quelques jurons et marques d’humeur colériques.
 
« Ne t’occupes pas d’eux », dit le kraul. « Zegodonis était le seul elfe un minimum compétent en course, et à l’heure qu’il est, ses os sont en train d’être rongés par les dents d’un spectrebois. Un parfait imbécile. Même pour un elfe. »
 
« Zegodonis ? », demandé-je. « Avec la robe bleu pétant et les grosses épaulettes ? Une vingtaine de pattes d’insectes dans les cheveux ? » L’elfe qui m’a fait déchirer ma carte.
 
« Celui-là même. La mort donne la vie », dit-il en crachant dans l’eau boueuse.
 
« La mort donne la vie… » Je répète le mantra Golgari pour me calmer les nerfs. Mais je ne peux m’empêcher de penser à toutes ces personnes… mortes. C’est arrivé si vite. Si je n’avais pas pris quelques secondes pour lire ma carte, mes os se trouveraient au fond de ce bourbier eux aussi.
 
« Eh, tu t’appelles comment ? », me demande le kraul.
 
« Bozak », lui réponds-je, accompagné d’une stridulation.
 


Illustration par Wesley Burt


 
« Moi c’est Limin. » Il sourit. Il a des ailes diaphanes incroyables, mais elles tressautent à peine quand il parle. Sans elles, ses mots semblent si plats. Si lisses. Il a sûrement senti que cela me mettait mal à l’aise et se permet donc une clarification. « J’ai grandi au cœur de la Citerraine. Là-bas, il faut s’adapter pour survivre. »
 
« Je comprends », dis-je, sans réellement comprendre. Si j’avais des ailes comme les siennes, je les ferais vibrer à longueur de journée. « Et toi ? », interrogé-je la gorgone.
 
« Kata », répond-elle, loin d’être impressionnée. Elle détourne ses yeux des miens, comme si c’était moi qui avais le pouvoir de changer les gens en pierre du regard. « Oh, regardez. Des fongus-zombies ».
 
Effectivement, à même pas dix mètres au loin, un petit groupe de champignons dépasse d’une grille d’égouts. Chacun d’entre nous collecte minutieusement un spécimen et l’imbibe avec un élixir de coffrage. Une fois le cocon consolidé, je l’imbibe à nouveau, juste au cas où.
 
« Tu nous as sauvé la vie », me confie Kata une fois qu’elle a fini. « Je te suis reconnaissante, mais ne vas pas t’imaginer que nous travaillons ensemble. Seul l’un d’entre nous peut remporter la compétition. » Elle s’en va, nous laissant seuls Limin et moi.
 
« Elle marque un point. Mais cela ne veut pas dire que nous ne pouvons pas faire une trêve temporaire. Si nous mettons en commun nos informations et nos ressources, on peut s’assurer que c’est un kraul qui gagnera. Qu’en dis-tu ? » Il me présente sa main, comme le font les elfes pour conclure un pacte. Je me retiens de grimacer en lui serrant. De là où je viens, un pacte entre krauls se scelle en se touchant les mandibules. Peut-être que lui se sent intégré ainsi, mais j’ai de mon côté l’impression d’être un étranger dans mon propre corps.
 


 
Nous récoltons tous les deux de jeunes amanites phalloïdes ayant à peine quitté leurs voiles, et prenons une longueur d’avance sur Kata et un des elfes. L’autre n’est pas si loin devant. Il jette un coup d’œil en arrière, essaie de prendre de la vitesse, mais trébuche sur une racine qui dépassait et finit à plat ventre sur sa sacoche.
 
« À l’aide, j’ai mal… » gémit-il. « Limin… allez, on est amis, non ? On a presque grandi ensemble. »
 
« Il a perforé le cocon de son fongus-zombie », chuchoté-je à Limin. Les spores se dispersent jusque sur le visage de l’elfe, mais il ne le remarque pas. « On doit faire demi-tour. »
 
« Doit-on lui dire ? », me demande Limin. « Peut-être qu’il peut… »
 
« C’est trop tard. » Il a déjà arrêté de geindre. Il se lève, laissant apparaître le bâton empalé en plein milieu de son sac de toile et jusque dans sa poitrine. Il lève les yeux, admirant les arbres qui l’entourent tandis que le sang goutte sur sa tenue. C’est comme si la douleur ne le dérangeait pas.
 
« Lequel de ces arbres vous paraît le plus haut ? », dit-il, de façon mal articulée. Il existe plusieurs variétés de fongus-zombie, mais celle-ci est la plus agressive et la plus fulgurante. Elle est d’ores et déjà en train de restructurer son cerveau, le programmant selon les ordres du champignon. Son corps est à présent l’hôte forcé d’une nouvelle génération.
 
L’elfe choisit un arbre et y grimpe, comme si son corps avait été fait dans cet unique but. Il file droit au sommet, puis s’y cramponne, la tête en bas. D’ici quelques heures, des champignons sortiront de ses yeux, de ses narines, de ses oreilles… se nourrissant lentement de ses tissus organiques jusqu’à être prêts à répandre leurs spores dans les marais. Je ne suis pas désolé pour lui. Ainsi va la vie… et ce n’est pas si différent de la manière dont mes frères et moi sommes arrivés jusqu’à notre mère. Elle est celle qui nous a nourris, qui a donné d’elle, mais elle n’est pas notre mère biologique. Nous ne l’avons jamais connue. Elle a déposé ses œufs dans un scarabée géant et ne s’est plus jamais soucié une seule seconde de nous. Je sais que l’esprit de Mère avait été corrompu et que c’étaient les murmures des envahisseurs qui la poussaient à nous défendre. Je sais que ses cris n’étaient pas réellement des berceuses, mais elle nous aimait. Et nous l’aimions. Aucune famille n’est parfaite.
 
Je suis tellement absorbé par mes souvenirs de famille que Limin doit me rappeler à la réalité. Nous nous y mettons à deux pour atteindre ce champignon croc-de-loup qui pousse sur une souche pourrissante perchée sur le dangereux flanc d’une falaise bordant le territoire sélesnian. Les ailes de Limin scintillent à son envol pour récupérer le champignon, tandis que je lance des cailloux à une jeune guivre qui voudrait en faire son goûter. En fin de compte, nous voilà au dernier spécimen sur la liste.
 
Nous sommes de retour au cœur de la Citerraine, et mes jambes sont couvertes à mi-hauteur d’une brillante mousse verte. Je m’enfonce dans le marais, ralentissant à mesure que le chant des insectes s’amenuise, comme un signal de mon espèce annonçant un danger. Il y a un terrier de chiens de mousse droit devant, dont l’entrée est couverte de lianes, de lichen bioluminescent, et des amanites "anges dévorants" que nous cherchons. Je plonge rapidement dans l’eau pour cacher mon odeur aux chiens. Je mime à Limin de faire de même. S’ils sont endormis, il nous reste une chance.
 
Leurs chapeaux sont blancs sur le dessus et semblables à des plumes d’ange, tandis que leurs lamelles sont noires et caoutchouteuses. Ils ne sont pas mortels, comme l’amanite ou le croc-de-loup. Ils provoquent de violentes hallucinations qui vous poussent à tuer quiconque croise votre regard, et ne vous délivrent qu’une heure plus tard, en pleine forme, avec pour seul effet secondaire le sang d’une trentaine de personne sur les mains.
 
Je jette un œil à l’entrée de la grotte, et, comme prévu, trois chiens de mousse y sont allongés dans l’obscurité. Leurs pattes tressaillent, indiquant qu’ils sont en train de rêver ; leurs griffes noires et acérées déchirent une chair imaginaire et des aboiements étouffés s’échappent de leurs gueules monstrueuses. Délicatement et sans un bruit, je m’approche pour décrocher les anges dévorants.
 
« Psst, Bozak ! » murmure Limin. « Tu es sûr que ce ne sont pas des champignons pattes de griffon ? »
 
Les tentacules de l’un des canidés remuent. J’arrête instantanément de bouger. Je retiens mon souffle jusqu’à ce que les tentacules s’immobilisent. Limin bourdonne juste à l’entrée du terrier et ses ailes opalescentes sont éclatantes, mais tout ce à quoi je peux penser, c’est à quel point il répand son odeur et qu’à tout moment, les chiens de mousse vont le remarquer.
 
« J’en suis sûr », lui réponds-je en murmurant. Les pattes de griffon ressemblent tellement aux anges dévorant que même certains druides sporiques chevronnés ont du mal à les dissocier. Mais mon frère m’avait appris à distinguer les très légères différences entre les formes de leurs chapeaux.
 
Je cueille les champignons et les enveloppe méticuleusement. J’insère mon échantillon dans ma sacoche et tends le sien à Limin. Il se pose dans le marécage juste à côté de moi. J’essaie de passer devant lui, mais il siffle en ma direction. « Qu’est-ce qu’il y a Bozak ? Tu as peur de ne pas réussir à distancer un petit chien de mousse ? » Il examine l’intérieur de la grotte. « Oh, allez. Ce sont encore des chiots. »
 
« Hmm. Facile à dire pour quelqu’un comme toi. » J’entends par là quelqu’un qui peut voler. « Maintenant, si tu veux bien m’excuser, c’est chacun pour soi. » Je perçois des bruits de pas au loin. Je lève les yeux et distingue une silhouette dont les cheveux ondulent comme un nid de serpents. Kata nous a rattrapés. Les gorgones sont des adversaires robustes. Et je compte bien ne pas finir pétrifié.
 
« Jusqu’à la mort et au-delà ! » me lance Limin en rangeant son champignon. Puis il lance une pierre dans le terrier des chiens de mousse. Elle atterrit en plein milieu du front de l’un des canidés, qui ouvre instantanément ses yeux sombres. Il secoue la tête. Son museau se rétracte dans un grognement. Les deux autres se retrouvent réveillés et grognent derrière lui.
 
« Qu’est-ce que tu as fait, Limin ? » lui crié-je. Mais il s’envole déjà au loin.
 
Les chiens de mousse me fixent et avancent timidement au dehors. Je me retourne et commence à fuir en courant. Voilà l’invitation à me poursuivre qu’ils attendaient.
 
« Des chiens de mousse ! », hurlé-je à Kata, qui me rejoint aussitôt dans ma course. Nous sommes au coude à coude, et les molosses nous rattrapent.
 
« Je peux les pétrifier… » me propose-t-elle, haletante et presque à bout de souffle, « si tu peux faire diversion quelques secondes le temps que je prépare le sort. »
 
« Je pensais que tu ne voulais pas que l’on fasse équipe », réponds-je.
 
« Bozak, tu plaisanteras moins quand on se fera dévorer par les chiens ! »
 
« Bon », concédé-je, « je vais les distraire. »
 
« Laisse-moi trente secondes, puis fais-les revenir vers moi. »
 
J’acquiesce, puis fait vibrer mes ailes dans un bourdonnement irrésistible. Les chiens se lancent alors à ma poursuite. Puis, je fais demi-tour autour d’un taillis de lierre et me dirige à nouveau vers Kata, dont les mèches sont à présent exacerbées et ondulantes. Elle relâche son sort, et deux des chiens de mousse ralentissent, puis s’immobilisent, lâchant de féroces grognements. Leur chair se change en pierre lentement, mais je n’ai pas le temps de m’ébahir. Il reste un dernier chien, tourné vers moi, et Kata tente de produire un autre sortilège, mais en vain. En une fraction de seconde, il est à son niveau.
 
Pour être honnête, mon instinct me pousse à partir en courant et à aller arracher la victoire, mais que penserait Mère de tout ça ? Je déchire mes ailes pour produire une douce mélodie. Les insectes affluent vers moi, formant un essaim de criquets à dos argenté. Je les envoie sur le chien de mousse, qui arrête de s’en prendre à Kata et commence à essayer de croquer les locustes. « Pars, vas-t-en ! », hurlé-je à Kata, qui décide d’en faire autrement. Ses cheveux se mettent à nouveau à flamboyer. « Non ! », m’écrié-je, mais il est déjà trop tard. Le troisième molosse se change en statue, de même qu’une centaine de criquets. Ils tombent au sol comme des cailloux.
 
« Quoi ? Ce sont juste des insectes », me dit-elle en remarquant que je la fusille du regard.
 
Je m’apprête à lui dire que ce sont bien plus que des insectes, qu’ils font partie de ma famille, puis je constate que ses cheveux sont encore agités. Je ne suis qu’un vulgaire insecte à ses yeux moi aussi.
 
« Seul l’un d’entre nous peut gagner, Bozak. Et ce sera moi. » Elle me fixe du regard. Ses pupilles se dilatent jusqu’à ce que ses yeux soient complètement noirs, puis une lueur commence à apparaître autour. Je reste immobile un moment, abasourdi par le choc, atterré par cette trahison… puis je sens le bâton que je tiens dans la main. Sa pointe me semble assez tranchante pour fendre la chair. Je fonce et le brandis en avant. Il empale la gorgone en plein ventre. La lueur dans ses yeux s’éteint, le sort s’amenuise, et la raideur dans mes articulations s’évanouit.
 
Elle est étendue là, serrant le manche au niveau de la blessure et toussant du sang. Mon bâton brille et semble presque animé par la magie. Je reprends mes esprits… et saisis la hampe, faisant glisser ma main le long de la face externe nacrée et des courbes internes noires et caoutchouteuses. Je l’avais taillé moi-même, à partir d’une des jambes de Mère. Il ne contient plus le peu de magie d’autrefois, mais c’est le dernier présent qu’elle m’ait fait. J’entends ses encouragements dans mon esprit et me focalise sur un unique but : la victoire.
 
Une fois tous les champignons soigneusement rangés dans ma sacoche, il ne me reste plus qu’à retourner jusqu’à la liche avant que Limin ne le fasse. Je ne suis peut-être pas capable de voler, mais je n’en ai pas besoin avec tous ces insectes à mes côtés. Je frotte mes ailes l’une contre l’autre et vrombis profondément, imitant le chant de séduction du goliath de Mortepont. Le sol tremble. Puis je le vois arriver, un gigantesque scarabée fonçant droit sur moi. Il semble confus de me voir moi plutôt qu’une potentielle partenaire. J’agrippe une de ses pattes et serre aussi fort que je peux, tandis que lui continue à avancer péniblement, me faisant toutefois gagner un temps précieux. J’aperçois Limin au loin. Je me rapproche, mais la bête vrille subitement, ce qui m’oblige à lâcher prise. Malgré tout, j’ai suffisamment réduit l’écart pour qu’il me reste encore une chance.
 


Goliath de Mortepont | Illustration par Chase Stone


 
Soudain, une silhouette couverte de mousse émerge depuis les marais, tenant un bâton à deux mains. Il frappe Limin à son passage, lui brisant deux jambes et un morceau d’aile. Limin trébuche dans l’eau boueuse en criant, tandis que la créature de mousse s’empare de sa sacoche. L’assaillant lève ensuite les yeux vers moi… des oreilles d’elfe et des marques d’humeur luisent à travers la poussière verdâtre qui recouvre son visage. La moitié de sa figure est couverte d’échardes et sa robe bleue criarde est en lambeaux.
 
Zegodonis. Il a survécu à l’attaque des spectrebois. Nous nous élançons. Je vais aussi vite que possible alors que lui boitille derrière. Il me lance des jurons, me traitant de toutes les grossièretés krauls qu’il connaisse, mais je reste concentré sur l’objectif. La liche nous attend, juste là. Je l’atteins en premier, ce qui me remplit instantanément d’une immense satisfaction. J’ai réussi !
 
« Félicitations », me dit-il. Son ton mortel le sied à merveille. Il a le temps d’examiner à deux reprises mes spécimens avant que Zegodonis n’ait le temps d’arriver.
 
« Félicitations à toi aussi. » Il prend le sac de Zegodonis et y jette un œil. « Vous avez tous les deux réussi le défi. Et vous me servirez tous deux. » Ses yeux s’illuminent quand il regarde Zegodonis, d’une manière que je n’aurais jamais pu soupçonner à la façon dont il me regardait.
 
Il n’était censé y avoir qu’un vainqueur, mais je ne me risquerai pas à remettre sa décision en question. Je choisis plutôt de savourer l’instant et de me préparer à devenir le meilleur nécromancien possible.
 


 
« Pas ici. Là ! », blâmé-je le serviteur fongus pour la cinquième fois. Il grommèle. Ses membres sont couverts d’un délicat duvet blanc et une colonie de collybies à pied velouté pousse sur ses épaules et sur sa tête. Son corps est maintenu par de la magie nécrotique et des rhizomes fongiques qui animent des os qui n’ont pas touché de chair depuis plus d’un siècle. Il est quasiment impossible de travailler avec des serviteurs. Les Zombies Naguères comprennent plutôt bien les instructions, mais la liche ne m’en a confié aucune. J’apprécie toutefois la façon qu’ils ont de marcher au rythme d’une époque révolue, vêtus de parures poussiéreuses pleines de festons, de collerettes et de petits boutons en tissus cousus sur leurs corsages.
 
Le serviteur fongus — je l’appelle Benzi — dispose les corps qu’il transporte sur la pile située dans un coin du sanctuaire de la liche, puis se tourne vers moi. Il attend avec impatience mon prochain ordre, les yeux fixés sur moi. Je soupire.
 
« Désolé, Benzi », m’excusé-je. Je n’aurais pas dû crier. Il m’arrive de me défouler sur les zombies quand je suis contrarié. Ce n’est pas vraiment comme ça que j’imaginais le fait d’être apprenti de la liche — donner des ordres à des cadavres plutôt qu’apprendre à les animer. La liche s’est absentée à Korozda, le hall de guilde Golgari, et a emmené Zegodonis avec elle. Encore. Une attaque fongique s’est produite à Solcastel. Trois officiers Boros haut-placés se sont retrouvés confrontés au même type de fongus-zombies que ceux que l’on nous avait demandé de récolter. Ils ont escaladé les tours de leur hall de guilde, et un a même réussi à atteindre le sommet. Vraska, notre maître de guilde, craint que les Boros ne s’en servent comme une énième excuse pour infiltrer la Citerraine et a consulté les liches sur la meilleure manière de procéder. Ils en auront pour plusieurs heures.
 
La liche n’aime pas me savoir dans son sanctuaire et elle me réprimande si je m’attarde trop longtemps quand je dois déposer des corps, donc tout ce que j’ai appris comme sortilège pour l’instant se limite à ce que j’ai pu entendre aux portes. Toutefois, j’arrive désormais à explorer les alentours sans me faire prendre. Il y a des étagères et des étagères remplies de crânes : ceux de diables Rakdos aux épaisses cornes entortillées et aux orbites luisant d’un vert émeraude quand il fait sombre, ceux de viashinos aux longs museaux, de minotaures, de géants… le tout jusqu’ à un crâne de dragon qui sert de pupitre à la liche. Les différents spécimens de champignons qui tapissent ses murs feraient pâlir ma collection personnelle. Il doit y en avoir des milliers. L’air est si putréfié, si riche et décadent, que je suis tenté d’essayer un sortilège de nécromancie.
 
Je reproduis les gestes que j’ai pu observer la liche faire. Le mana qui afflux jusqu’à moi me picote, grimpant sur ma peau comme des centaines de fourmis. Je résiste à l’envie de les chasser et tente plutôt de me détendre, laissant le mana parcourir mes bras et créer une petite flaque d’un doux vert dans le creux de ma paume. J’en envoie un petit peu dans le corps plus trop frais d’un rat que j’ai trouvé en nettoyant les cryptes des serviteurs.
 
Puis j’observe. La patte arrière du rongeur remue, mais rien de plus. Je suis sûr que si la liche m’avait enseigné le sortilège, je serais tout à fait capable de le réussir à l’heure qu’il est. Zegodonis a déjà appris plusieurs sorts. J’avais espéré que la nécromancie serait ma vocation, mais il est peut-être temps d’admettre que nettoyer des cryptes de leurs toiles d’araignée et être de corvée de champignons est ce que je ferai pour le reste de ma vie.
 
J’entends des voix dans l’entrée. La liche. Il est déjà de retour. Il ne faut pas qu’il me voie ici. Je m’accroupis dans un coin du sanctuaire, puis me tourne vers Benzi, qui est encore là à me fixer, trahissant ma position.
 
« Viens ! », lui commandé-je. Il se remue dans ma direction. « Plus vite ! »
 
Ça ne sert jamais à rien de crier avec lui. Je me précipite sur lui et le pousse dans le recoin. Il grommèle.
 
« Chut ! Fais le mort. »
 
Benzi obéit. C’est un petit tour que je lui ai appris sur notre temps libre. Il s’affaisse complètement, la tête reposée contre le mur froid de pierres grises. La liche entre par sa porte privée, suivie de deux soldats Boros. Ils se tiennent droits et fiers, mais la façon qu’ont leurs yeux de regarder dans tous les sens trahit une angoisse certaine. La liche se dirige vers ses fioles à champignons et sélectionne ceux que nous avions cueillis dans le terrier des chiens de mousse.
 
« Des anges dévorants. Sans doute les champignons les plus mortels de Ravnica. Ils ne vous tueront pas, mais feront entrer quiconque respirera leurs spores dans une rage incontrôlée. Vous vous souvenez du massacre de la rue d’étain ? »
 
« Ouais », lâche l’un des soldats. « On a arrêté quelques pillards Gruul pour ça. Vous insinuez qu’on s’en est pris aux mauvaises personnes ? »
 
La liche lève un sourcil fin et chétif. « J’ai d’ores et déjà planté un spécimen désinfecté sur la robe que portera Vraska pour son allocution devant le Krunstraz qui aura lieu ce soir au Donjon suspendu. Exhumez les corps des victimes du massacre et analysez les spores. Ils démontreront que l’attaque a été causée par le même plant. Les Boros n’auront d’autre choix que d’inculper Vraska pour meurtre. Cette fois-ci, ça marchera, je vous le garantis. »
 


Liche du Souterrègne | Illustration par Anna Steinbauer


 
« Allez, on a une cérémonie à interrompre », dit l’un des soldats.
 
« En effet », répond la liche, ses doigts osseux pointant comme une flèche. « Et j’espère bien que lorsque le temps sera venu pour les Boros de désigner un nouveau maître de guilde, ils prendront en compte l’aide que je vous ai fournie aujourd’hui. »
 
« Oh, je pense que l’on connaît un Devkarin qui fera très bien l’affaire », ricanent-ils.
 
La liche sourit, ses fines lèvres desséchées révélant une infinie rangée de dents d’un gris cendré. « Zegodonis ! », hurle-t-il. Ce dernier apparaît en courant. « Raccompagne ces sympathiques soldats à la sortie, veux-tu ? »
 
« Oui, ma liche », répond-il en mettant un genou à terre.
 
La liche examine sa pile de cadavres et entame ses sortilèges de réanimation. Je l’observe de mon coin tandis que les corps s’animent. J’attends, nerveux. Il faut que je prévienne Vraska.
 
Je baisse les yeux et me rends compte que je suis toujours en train de serrer le rat mort dans mes mains. C’est tout ce qu’il me fallait pour faire diversion. Si j’arrive à faire en sorte que la liche regarde à l’opposée, je peux m’échapper d’ici. Je me concentre sur le rongeur et lance le sortilège que la liche vient tout juste de faire. La lumière verte emplit ma paume à nouveau, mais plus dense cette fois-ci, plus sirupeuse. Je la déverse sur le rat. Ses moustaches frétillent. Sa queue tressaute. Ses quatre petites pattes remues dans l’air.
 
J’extrais un champignon queue-de-sanglier de ma sacoche, tout doux et coulant et le donne au rat. Il le mordille et grignote. Des morceaux de champignon mâchés tombe depuis le trou qui qui perce son abdomen, mais il ne semble pas le remarquer. Je jette discrètement quelques bouts du fongus aux pieds de la liche, puis pose le rongeur sur le sol. Il se faufile sur les carreaux, avale les morceaux de champignon, puis croque un bout de la cheville de la liche.
 
Il hurle et agite les bras, faisant au passage tomber son grimoire. De vieux parchemins volent dans tous les sens. Je profite du chaos pour m’extirper dans l’ombre et sortir de la pièce. Puis je fonce au Donjon suspendu.
 


 
Je ressens les milliers de regards posés sur moi alors que j’approche du Donjon suspendu. Je rentre les épaules et observe la forteresse qui s’étend sur le plafond comme un immense nid de guêpes. Même d’ici, je peux entendre les bourdonnements et les cliquètements de mes fidèles compagnons krauls, agités par la visite que leur rend la maîtresse de guilde.
 
« Il faut que je voie Vraska », indiqué-je aux gardes.
 
Je m’attends à ce qu’il me demande mes accréditations, ou au moins que je doive explique pourquoi je suis là, mais le garde se contente de me dévisager de haut en bas comme si je ne pouvais de toute manière constituer aucune menace. « Il n’y a plus de places assises. Allez voir par là », maugrée-t-il, pointant l’entrée basse du Donjon.
 
« En fait, est-ce que vous pourriez me faire monter ? » Il jette un œil à mes ailes tordues, puis siffle un garde ailé qui me soulève jusqu’au premier étage du Donjon. Là-haut se trouve un grand atrium, avec de la mousse irisée tombant des surplombs. La garde royale, majoritairement kraul, s’entasse à chaque niveau, et je peux sentir le bourdonnement collectif jusque dans mon exosquelette. Sept étages plus haut se tient Vraska, appuyée sur une rambarde et saluant ses servants dévoués. Je plisse les yeux. Il me semble que c’est Vraska. De là où je me trouve, elle a la taille d’une fourmi.
 
La foule est si dense ; je ne pourrai jamais l’atteindre à temps. Les officiers Boros sont sûrement déjà en chemin, donc quoi que je fasse, il faut que je le fasse maintenant. Je me fraie un passage dans la masse jusqu’à gagner une des fenêtres du Donjon : le parfait raccourci vers Vraska. Je fais l’erreur de regarder en bas et je suis pris de vertiges. Tout ce que j’ai à faire, c’est escalader sept niveaux, et je sais exactement comment m’y prendre sans avoir peur.
 


Harponneur kraul | Illustration par Kev Walker


 
Je sors un petit échantillon de fongus-zombie de ma sacoche et le place sur le bout de ma langue. Le cocon fond rapidement. À mesure que le temps passe, ma peur du vide s’amenuise. Maintenant, je désire plus que tout arriver au sommet du Donjon suspendu. Je me faufile par la fenêtre et me positionne, jambe après jambe, sur l’extérieur de la structure. Je gravis les sept étages, puis combats les pensées que me donnent mes envahisseurs fongiques : il faut que j’arrête de grimper.
 
Plus haut, me dit le fongus.
 
Plus haut.
 
Plus haut.

 
L’envie me démange. Mais il faut que je pénètre à l’intérieur. J’avance à travers une série d’antichambres jusqu’à parvenir à l’atrium. Vraska s’y tient, dos à moi, et prononce un discours passionné au Krunstraz, ses cheveux ondulant sauvagement. Une douzaine d’espèces de champignons décorent sa robe. Je cherche les anges dévorants. Je peux voir des parasols dorés sur ses épaules, des capes d’elfes écarlates sur son corsage, des calvaires, des coprins chevelus… et là, dissimulés parmi les champignons pattes-de-griffon s’étirant le long de la sangle qui parcourt la robe, je distingue enfin les anges dévorants cachés par la liche, avec leurs chapeaux dépassant à peine plus haut que ceux de ses voisins non létaux. Je rampe vers elle, tout doucement. Ses gardes et ses conseillers sont présents, mais tous leurs regards sont concentrés sur la foule en-dessous. Un de ses conseillers se tourne et m’aperçoit. Il s’excuse et s’approche de moi. Il me faut un moment pour l’identifier comme étant un kraul. Puis, d’un coup, je le reconnais. C’est Mazirek.
 
« Toi ! » dit-il.
 
J’essaie de me ressaisir pour lui expliquer pour la liche, et les Boros, et les anges dévorants, et le complot visant Vraska, mais le champignon a neutralisé la quasi-totalité de mes fonctions qui n’impliquent pas l’escalade, et tout ce que j’arrive à produire, c’est un grondement incompréhensible.
 
Plus haut.
 
Un garde m’attrape par le bras et le tord violemment. Cela devrait me faire mal, mais il n’en est rien.
 
« Virez-le de là », ordonne Mazirek.
 
Le garde me pousse en avant, mais je tente de concentrer tous mes moyens. Si le champignon a désactivé mes sensations de douleur, je peux m’en servir à mon avantage. Je fais pivoter mon bras, une fois, puis deux, suffisamment fort pour le déboiter. Je ressens une intense pulsation à l’endroit de la fracture, mais cela ne me dérange pas. Le garde est là, tenant mon bras, tandis que je me rue vers Vraska. Je m’empare des anges dévorants cachés sur sa robe et les avale d’un coup. Je ne peux pas les laisser là. Je ne peux pas laisser les Boros s’immiscer encore plus dans l’Essaim, alors que nous nous remettons à peine de tout ce chaos causé par le changement de régence interne. Je m’enfuis vers la fenêtre. Regarder en bas est toujours aussi effrayant, mais je fais ce que je dois faire. Je secoue mes ailes et saute.
 
Peut-être que ce qu’il y a de bien chez moi, c’est qu’il y a finalement beaucoup de choses que j’arrive à faire plutôt bien.
 
J’arrive à reproduire un chant de séduction suffisamment bien pour que cela attire un goliath de Mortepont.
 
J’arrive à lancer une pierre de manière suffisamment précise pour toucher une jeune guivre en plein œil à dix mètres de distance.
 
Et j’arrive à déployer suffisamment mes ailes et à voler suffisamment loin… tomber suffisamment loin du Donjon pour m’assurer que Vraska ne sera pas impliquée dans l’affaire du massacre de la rue d’étain.
 


 
Je virevolte jusque dans les eaux peu profondes d’un marécage de la Citerraine. Je ne m’attendais pas à survivre à ma chute, mais il faut croire que mes ailes m’ont ralenti pile ce qu’il fallait. Mon corps palpite de toutes parts. Je ne ressens pas de douleur, mais plutôt une pression inconfortable, comme si j’avais retenu ma respiration trop longtemps. Mon envie d’escalader est partie. Je pensais que ce serait aux anges dévorants d’agir dorénavant, mais il semblerait que la liche les ait réellement neutralisés. Je devrais tout de même me rendre dans un endroit désert, juste pour être sûr. J’essaie de me lever, mais deux de mes jambes sont brisées et ma carapace est fissurée d’un bout à l’autre. Quelque chose cloche avec moi — un fongus qui remue en moi, puissant, précis, et qui scrute mes pensées.
 
Je secoue le bras qu’il me reste, mais pas du mouvement que j’ai l’habitude de produire. On dirait plutôt un effort combiné, comme cette fois où mes frères et moi avions hissé Mère loin du lit de la rivière lors de notre première crue. Je retrouve peu à peu mes autres sens également, comme s’ils avaient été filtrés et traités par une centaine d’autres esprits avant d’arriver à moi.
 
« Prends. Temps », me dit une voix derrière moi. Il y avait beaucoup plus de mots que ça d’énoncés, mais il n’y a que ceux-là que j’arrive à comprendre. Dans un effort de coordination, je parviens à pivoter mon cou. Mes muscles glissent plus qu’ils ne bougent.
 


Illustration par Svetlin Velinov


 
Ma vision est floue en raison de la pression exercée par la matière fongique qui prend racine derrière mes yeux. Plusieurs champignons ont germé à travers eux et troublent ma vue. Je les touche, sentant leurs chapeaux retournés pleins de petites sphères. Des champignons nids d’oiseaux. Est-ce que mes échantillons se seraient échappés de leurs fioles dans ma chute ? Ce ne sont pas les plus rapides à pousser, et je commence à me demander pendant combien de temps j’ai été inconscient.
 
« Attention », dit la voix. Je me concentre de toutes mes forces sur la personne qui me parle, et distingue des attributs krauls.
 
« Razi ? » Je prononce le prénom de ma sœur, mais ma voix est trop rugueuse. J’essaie donc de battre des ailes, mais je n’en sens aucune. Je panique et essaie de toucher mon dos. J’y sens deux moignons couverts d’un doux duvet.
 
« Ailes. Perdues. Tomber. » Le visage derrière ces paroles commence à se dessiner. Cela prend un long, long, moment, mais je le reconnais.
 
« Mazirek ? » Je suis attiré par lui, pas seulement en raison d’années d’admiration, mais même physiquement. Je le regarde de la même manière que les serviteurs fongiques me regardent, attendant patiemment leurs ordres.
 
Peut-être n’ai-je finalement pas survécu à la chute. Mais il y a bien pire comme endroit pour mourir qu’auprès du plus puissant kraul de l’Essaim. Je tords mes attributs faciaux en un humble sourire, prêt à le servir du mieux que je pourrai.
 
Ce moment nécessaire pour que tout devienne clair — c’est ça, le moment de la mort — ce n’est pas le dernier souffle, ou le dernier battement de cœur. C’est ce moment où l’on se rend compte que l’on a toute la mort devant soi, et que les possibilités sont infinies.
 

*
*     *


 
Encore une fois, n’hésitez pas à me faire part des éventuelles fautes et/ou formules étranges que vous pourriez trouver. Et on se retrouve — je l’espère — très vite pour le cinquième et dernier chapitre !
 

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Envoyé par Superarcanis le Samedi 05 Janvier 2019 à 20:07


J'avais pas vu que tu avais repris. Je vais lire ça à l'occas. Merci.

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Envoyé par Superarcanis le Mardi 15 Janvier 2019 à 17:56


Merci pour cette très belle traduction.

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Envoyé par Aven93 le Mercredi 16 Décembre 2020 à 22:40


Bravo pour le boulot!

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Envoyé par SirMalo le Samedi 16 Janvier 2021 à 21:29


Merci beaucoup ! À voir si je retrouve le temps et l'occasion de traduire quelque chose (ils ont repris les traductions officielles donc tant mieux !)

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